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Les agriculteurs manifestent leur colère depuis plusieurs semaines, parfois avec violence, comme ça a été le cas ce lundi à Bruxelles. En réponse, les politiques semblent condamner du bout des lèvres. La colère des agriculteurs est-elle mieux acceptée de manière générale dans notre société que les revendications d'autres groupes sociaux? Comment les villes s'organisent-elles pour encadrer ce type de manifestations grande échelle? Pour comprendre, nous avons parlé avec un sociologue. Pour lui, si les mouvements des agriculteurs sont moins réprimés que d'autres, c'est parce que le lobby de l'agro-industrie est très puissant.
Axes routiers bloqués, feux dans la ville, barrages policiers forcés... Les agriculteurs sont en colère et savent le montrer. Depuis quelques semaines, les actions spectaculaires se succèdent, avec un même objectif: dénoncer les conditions de vie des agriculteurs, et demander une rémunération correcte. Mais parfois, ces actions se déroulent dans la violence. Ça a notamment été le cas ce lundi lors de la grande manifestation des agriculteurs à Bruxelles.
Des échauffourées ont eu lieu entre agriculteurs et policiers, et la tension est vite montée en fin de journée. Des tracteurs ont tenté de forcer plusieurs barrages filtrants de la police, qui a alors été obligée de faire usage de gaz afin de disperser les manifestants. La police bruxelloise fait état de 3 blessés et a lancé une enquête pour identifier les émeutiers.
Comment les villes encadrent ce type de manifestation pour éviter les violences?
Alors comment les villes s'organisent pour encadrer et autoriser ce type de manifestation, qui comprend des engins potentiellement dangereux? "On négocie avec les organisateurs", explique Philippe Close, bourgmestre de la Ville de Bruxelles. L'idée est de poser des limites avant le jour J: les autorités peuvent ainsi dire aux organisateurs ce qu'elles tolèrent et ce qu'elles ne tolèrent pas lors de l'action sociale.
"Pour la manifestation de lundi, on a dit aux organisateurs qu'ils pouvaient venir à Bruxelles à condition qu'ils n'empêchent pas la réunion du sommet européen de pouvoir se tenir", précise Philippe Close.
Mais si les négociations ont généralement lieu à l'avance, les autorités sont parfois obligées de continuer ces négociations au cours de la manifestation. "Il y a parfois des récalcitrants, et donc on est obligés de négocier au-fur-et-à-mesure. Par exemple, dans la nuit de dimanche à lundi, des tracteurs voulaient entrer sur la Grand Place et j’ai donné ordre de ne pas le faire vers 3h du matin", explique le bourgmestre bruxellois.
Concernant les violences, Philippe Close les condamne: "Je regrette qu’on ait forcé des barrages et qu’on ait mis des policiers en danger avec les tracteurs. La paille, ça va, mais je regrette vraiment le danger, le feu et les tracteurs qui foncent sur la police" . Il confirme également qu'il n'y a pas eu d'arrestations lundi. La suite est donc entre les mains du Parquet qui doit maintenant décider s'il y aura des poursuites ou non contre les émeutiers.
Comment les villes autorisent-elles ce type de manifestation?
Mais alors, pourquoi autorise-t-on ces manifestations au vu des dégâts, de la violence envers les policiers, et de la gène occasionée pour les citoyens? Car bloquer des routes n'est pas anodin. Et c'est même interdit par la loi belge pour des raisons de sécurité! Les contrevenants risquent une peine de prison allant de 5 à 10 ans. Mais dans les faits, la pratique est bien différente car les sanctions sont rares. Pour inculper, il faudrait identifier les personnes bloquant le passage, et prouver qu’il y a un danger avéré. Or pour les agriculteurs, c'est mission impossible puisqu'ils bloquaient les routes par milliers.
Ensuite, les grandes villes belges n'interdisent généralement pas ou très peu de manifestations: "Le grand principe, c'est qu’elles sont autorisées. Le Conseil d’Etat est très exigeant là-dessus: c’est une liberté fondamentale de pouvoir s’exprimer et il faut pouvoir l’autoriser. Il y a donc très peu de manifestations interdites à Bruxelles", précise Philippe Close.
En 2023, 1078 manifestations ont été autorisées dans la capitale. "Je fais une balance entre liberté d'expression et maintient de l’ordre public. J'agis comme autorité administrative, je n'ai pas à hiérarchiser les manifestations", explique-t-il. "99% des manifestations à Bruxelles se passent bien. Mais parfois, il y a des attitudes comme hier qui ne vont pas", ajoute le bourgmestre bruxellois.
Pourquoi certaines manifestations sont alors plus réprimées que d'autres par les autorités?
Mais alors si toutes les manifestations sont autorisées, pourquoi certaines, plus pacifiques, sont plus réprimées que d'autres? Et les exemples ne manquent pas: en novembre dernier lors d'une manifestation contre les violences faites aux femmes, 21 arrestations ont eu lieu avant même le début de l'action. Ou encore en décembre lors d'une manifestation en soutien à la Palestine où 5 militants ont été arrêtés avant d'être relâchés dans la nuit. Il y a aussi cette affaire où 14 militants Greenpeace ont été arrêtés et doivent passer devant la justice pour avoir occupé le terminal gazier de Fluxys durant plusieurs heures.
Les autorités seraient-elles plus accommodantes avec la colère des agriculteurs qu’avec d’autres groupes sociaux? Pour Bruno Frère, directeur de recherches du FNRS et professeur de sociologie à l’ULiège, "la violence n’est absolument pas perçue de la même manière selon l'acteur".
Une violence légitime?
Il développe: "Certaines manifestations sont criminalisées par la police alors que les causes soutenues sont plutôt justes et que la violence est moindre. Les actions écologistes, par exemple, sont très vite qualifiées comme étant "écoterroristes" ou "wokistes" alors que des violences prononcées par des membres du lobby agro-industriel vont être mieux tolérées. Il y a vraiment deux poids, deux mesures quant à la violence des uns et des autres".
Cette tolérance est aussi présente au sein de la société en elle-même, explique Bruno Frère: "Les réticences face aux grèves sont plus marquées quand il s’agit de grève dans le secteur public ou de manifestations écologiques, ou pour les personnes sans papiers... En général, le soutien populaire est moindre. Et la raison est simple: la puissance des syndicats agricoles et des lobbys agro-industriels. Les politiques se retrouvent donc à devoir faire deux poids, deux mesures face à cette forme de violence qui s’avère plus légitime que d’autres formes".
Un lobby agro-industriel très important et puissant
Pour lui, la puissance du lobby agro-industriel explique cette tolérance tant sociale que politique: "Ils n'ont pas intérêt à se le mettre à dos. C'est un lobby très important, et ce n’est pas pareil pour un autre militant, écologique par exemple, dont les actions sont d'ailleurs nettement moins violentes (occupation de place, blocage de sites industriels, etc). La puissance des lobbys agricoles explique en grande partie la complaisance d’une partie du corps politique et du corps social", pointe-t-il.
Partout en Europe, les agriculteurs sont sous pression. En cause, une politique qui reste orientée vers la production intensive et les prix les plus bas possibles. Le Copa-Cogeca, alliance des grands syndicats agricoles, est un puissant lobby bruxellois. Un lobby très proche de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution, dont la Fédération wallonne de l’agriculture fait partie (FWA). Déjà en 2020, le Copa-Cogeca avait fait du lobbying intense à la Commission européenne lors des débats autour de la PAC (Politique Agricole Commune).
La PAC, qui rappelons-le, vise entres autres à soutenir les agriculteurs en leur assurant un niveau de vie décent et à lutter contre les changements climatiques en imposant des règles respectueuses de l’environnement. Le Copa-Cogeca, qui défend les intérêts de l’agriculture industrielle, avait réussi à faire modifier le texte de loi à l'époque. Aujourd'hui, les agriculteurs manifestent également contre la PAC, un système qu'ils jugent inégal.
"Les agriculteurs sont les premières victimes du capitalisme industriel. Ils sont pieds et poings liés avec les firmes qui leur vendent les produits phytosanitaires. Les lobbys de l'agro-industrie sont les premiers responsables de la misère paysanne", conclut Bruno Frère.