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Malik Sajad, le romancier graphique de la tragédie du Cachemire

Sous le pinceau du dessinateur Malik Sajad, le noir est la couleur du Cachemire. Premier romancier graphique de cette région sous tension, il se fait le conteur en bulles de la tragédie d'une terre dont la beauté n'a d'égale que la violence.

Paru en 2015 au Royaume-Uni, "Munnu" (éd. Fourth Estate, non publié en français) raconte l'enfance de l'artiste à Srinagar, principale ville de la vallée du Cachemire disputée entre l'Inde et le Pakistan depuis leur partition en 1947.

Affrontements, détentions arbitraires, couvre-feu, gigantesques processions funéraires: les sanglantes années 1990, paroxysme de l'insurrection armée contre l'administration indienne et de la brutale répression des forces de sécurité, constituent le décor de cette BD autobiographique.

Dans les pages de "Munnu", le dessin est d'un noir et blanc sombre, le trait anguleux emprunté aux gravures sur bois des expressionnistes allemands. Les Cachemiris y sont représentés indistinctement sous les traits d'hanguls, une espèce locale de cerfs en voie de disparition.

Naître au Cachemire, "c'est grandir avec la paranoïa, et un peu de cynisme, mais un cynisme nourri par la réalité", confie Malik Sajad, 29 ans, entre thés au citron et cigarettes.

- Tristesse -

Le centre commercial où il donne rendez-vous à un journaliste de l'AFP par une fraîche soirée est désert. Pour tenter d'y attirer les consommateurs, les autorités avaient même procédé à une seconde inauguration des locaux, en vain.

Malgré les majestueuses montagnes enneigées qui la surplombent, il pèse sur Srinagar une tristesse qui ne semble pas uniquement due à la grisaille atmosphérique et à la laideur des récentes construction en béton.

Du ciel du Cachemire, Malik Sajad dit en préférer la pluie: "au moins la nature s'accorde à cette tristesse. Quand le temps est ensoleillé, ça ne colle pas. On se sent comme un estropié qui prend conscience qu'il lui manque un membre".

Lunettes rondes portées à mi-nez, haut du front légèrement dégarni, le jeune homme est tout juste de retour sur sa terre natale après une décennie passée entre Londres, New York et New Delhi. Mais, ses amis de l'époque partis loin de la vallée, un sentiment d'isolement l'étreint.

Celui qui a commencé comme caricaturiste de presse à 13 ans passe à nouveau ses journées dans la maison de ses parents dans le quartier de Batmaloo à lire, à peiner sur de nouveaux projets.

"Je ne reconnais plus la texture de l'endroit", avoue-t-il, en désignant la ville d'un geste de la main.

- Manto plutôt que Sacco -

A la lecture de "Munnu", on ne peut s'empêcher de penser au célèbre "Maus" d'Art Spiegelman, livre fondateur du roman graphique, ou au travail du BD-reporter Joe Sacco. Autant d'ouvrages introuvables au Cachemire, pondère Malik Sajad, qui ne les a découverts que sur le tard.

"J'ai écrit ce livre en roman graphique parce que j'étais étudiant en art", déclare-t-il, "mais je me suis toujours plus retrouvé dans la littérature".

Et le jeune homme de citer avec passion les romans de Jack London ou les nouvelles grinçantes de Saadat Hasan Manto, grand écrivain indo-pakistanais du milieu du XXe siècle, très lu dans le sous-continent mais inconnu en Occident.

Le destin du Cachemire, lui, ressemble plus à une tragédie grecque. Envahi successivement par les Moghols, les Afghans, les Sikhs, vendu par les colons britanniques à des maharajas hindous, l'histoire du "paradis sur terre" est une litanie de conquêtes, de soulèvements écrasés.

Entre une présence militaire indienne ubiquitaire - que des locaux assimilent à une "occupation" -, une rébellion armée soutenue selon l'Inde par le Pakistan et le face-à-face des armées des deux puissances nucléaires d'Asie du Sud dans ses montagnes, le futur du Cachemire n'offre aucune éclaircie.

"À cause de son emplacement géographique, le Cachemire se fera toujours avoir!", dit le dessinateur, amer.

Ici le temps bégaye, chaque année semble répéter la précédente. En 2016, plus de 90 civils ont péri dans des heurts entre manifestants et forces de sécurité. Et la vague de violences qui secoue la vallée en ce printemps semble augurer d'un nouvel été sanglant.

Malgré l'image peu amène qu'elle donne des forces de sécurité indiennes, la BD de Malik Sajad semble avoir été plutôt bien accueillie en Inde, bien qu'elle ait mis plusieurs mois avant de pouvoir y paraître. Il est régulièrement invité à donner des conférences dans des universités du pays.

Un couple de jeunes lecteurs a même fait le voyage jusqu'à Srinagar pour découvrir les lieux du livre et tenter de le rencontrer, ce que l'auteur n'a appris que par la suite.

Loin du grand jeu géopolitique entre l'Inde, le Pakistan et la Chine, Malik Sajad dit avoir voulu raconter le Cachemire à hauteur d'homme. Malheureusement, lâche-t-il, "les vies humaines n'ont aucune valeur en Asie du Sud".

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