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Voilà ce qui se passe quand un quartier populaire devient "branché": "Ca va détruire sa vie, mais ils s'en fichent"

"Ca va détruire sa vie, mais ils s'en fichent" : dans le quartier berlinois de Kreuzberg, les habitants se mobilisent contre l'expulsion de leur épicier turc, devenu symbole de la lutte contre la hausse des loyers et la "gentrification". Ancien quartier de Berlin-Ouest lors de la partition, peu attirant pour le bourgeois car adossé au Mur, Kreuzberg a été modelé depuis les années 60 par l'immigration turque. Surnommé le "petit Istanbul", il est longtemps resté un quartier populaire, à l'immobilier bon marché, dans une ville déjà considérée comme l'une des plus abordables d'Europe (en moyenne 5,84 euros/m2 en location en 2014).


Les classes populaires progressivement chassées vers la banlieue

Mais après la chute du Mur en 1989 et la Réunification un an plus tard, Kreuzberg, où vivent 275.000 personnes, s'est retrouvé en centre-ville et n'a pas échappé à la hausse des loyers qui touche Berlin depuis plusieurs années (+46% depuis 2009, +54% pour Kreuzberg).

Un phénomène qui chasse progressivement les classes populaires vers la banlieue, au profit de populations à plus hauts revenus. L'histoire d'Ahmet Caliskan, un épicier de 55 ans de la Wrangelstrasse, est devenue emblématique de ce phénomène de "gentrification".

Avec ses immeubles tagués et ses façades cloquées, ce coin de Kreuzberg a gardé quelque chose du quartier déshérité et alternatif qu'il était, où punks et familles turques se côtoyaient. Truffé de bars et de restaurants, il est aujourd'hui l'un des plus prisés des Berlinois branchés.


Ahmet, chassé de son épicerie

Ahmet avait 14 ans lorsqu'il a quitté la Turquie pour rejoindre son père. Ce dernier faisait partie de la main d'oeuvre turque venue apporter dans les années 60 son écot au miracle économique allemand, avant de fonder son commerce, "Bizim Bakkal" ("Notre épicerie"). Depuis 1987, Ahmet travaille dans ce magasin qui marche bien et fait vivre la famille : son épouse, Emine, 55 ans, et leur fils Sükrü, 23 ans y travaillent. Leur fille de 27 ans est étudiante en biochimie.

Pourtant, les Caliskan vont devoir partir : une société immobilière a racheté l'immeuble de quatre étages dont l'épicerie occupe le rez-de-chaussée. Leur bail a été résilié fin mars. Ils ont jusqu'au 30 septembre pour partir. Sollicitée par l'AFP, la société n'était pas joignable dans l'immédiat.


"C'est de l'expulsion"

"Je suis choqué", explique à l'AFP Ahmet devant son magasin, yeux rieurs mais silhouette fatiguée. Il dit son désir de rester, relate ses vaines tentatives de conciliation avec le nouveau propriétaire. Les autres locataires de l'immeuble sont aussi menacés: la société "veut rénover le bâtiment" pour relouer les appartements plus cher. "Les gens ne pourront pas payer. C'est de l'expulsion!", s'indigne son fils Sükrü, qui fustige les "investisseurs" qui ne veulent faire "que de l'argent et du profit".

La loi d'encadrement des loyers récemment adoptée exclut de son champ d'action les logements entièrement rénovés. "Les avocats disent qu'il y a peu de chances de gagner", lâche Ahmet. "Je ne veux pas dépendre des services sociaux, je veux gagner mon argent. Mais à 55 ans..."


"Je suis Bizim Bakkal"

"Ils vont détruire leur vie, mais ils s'en fichent", soupire, sous couvert d'anonymat, un enseignant, soutien de la première heure. Car le quartier s'est vite mobilisé autour d'un noyau de clients et, depuis trois semaines, des rassemblements ont lieu les mercredis devant l'épicerie. Dans les rues, les preuves de ce soutien sont omniprésentes, entre banderoles ("Je suis Bizim Bakkal", "Bizim Bakkal reste, nous aussi"), messages aux fenêtres et stickers collés sur les portes et les vitrines des magasins...





"Nous voulons garder notre quartier tel qu'il est, multiculturel"

Leurs soutiens en sont convaincus, la lutte dépasse la famille Caliskan : "le processus de 'gentrification' est en cours. Ca signifie l'expulsion des couches populaires", à Kreuzberg et à Berlin, pointe ce même enseignant. "Nous ne le voulons pas. Nous voulons garder notre quartier tel qu'il est, multiculturel".



La presse s'est emparée de l'histoire. Pour le quotidien Tageszeitung (gauche), arracher les Caliskan du quartier, "c'est comme une perte de culture". Comme un village dont on voudrait détruire "le clocher". "On appellerait ça de la barbarie. Et on ferait tout pour l'empêcher".

Quant à Ahmet, il s'accroche à son combat : "le 1er octobre, on sera encore là!", glisse-t-il dans un sourire.

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