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Esclavage: 170 ans après l'abolition, Nantes affronte son passé de port négrier

Au XVIIIe siècle, on y débarquait dans le brouhaha tonneaux de sucre ou balles de coton, produits des plantations négrières. Aujourd'hui, le silence règne sur ce quai de la Loire à Nantes, où s'élève un mémorial à l'abolition de l'esclavage.

Dans ce rare monument à la mémoire des quelque 14 millions d'hommes, de femmes et d'enfants déportés par les puissances européennes, une longue coque de béton, granit et bois, battue par le clapotis du fleuve, évoque l'entrepont des bateaux où s'entassaient les esclaves.

"Nous avons fait le choix de regarder cette histoire en face. Mais ça n'a pas été un long fleuve tranquille", reconnaît Johanna Rolland, la maire de Nantes, premier port négrier français devant Bordeaux.

Il aura fallu 14 ans de discussions, de tensions, pour que naisse en 2012 ce mémorial, qui attire quelque 225.000 visiteurs par an.

"Le débat était: devons nous porter ces stigmates, alors que ce n'est qu'une page de l'histoire ?", retrace Michel Cocotier, président de l'association nantaise "Mémoire d'Outremer".

"C'est un passé qu'il a fallu expurger, faire ressortir des entrailles de la conscience collective", ajoute ce proviseur de lycée originaire de Guyane, alors que la France commémore le 10 mai le 170e anniversaire de l'abolition de l'esclavage.

Une centaine d'événements sont prévus dans tout le pays ce jeudi.

- 'Un or taché de sang' -

Comme à Liverpool ou Bristol, les principaux ports négriers européens, de riches armateurs armaient à Nantes bricks ou goélettes chargés de toiles imprimées, d'armes, d'alcool qu'ils négociaient contre des esclaves sur les côtes africaines.

Les captifs étaient ensuite échangés dans les colonies européennes de la Caraïbe ou de l'océan Indien contre sucre, tabac ou café fort prisés par les aristocrates et riches bourgeois d'Europe.

"Entre le milieu du XVIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, les Nantais ont expédié 1.800 navires vers l'Afrique" dans le cadre de ce commerce triangulaire, explique Bernard Michon, historien, maître de conférence à l'Université de Nantes.

A la Cour circule alors l'expression "Riche comme un planteur de Saint-Domingue", la plus prospère des colonies françaises, rappelle Myriam Cottias, directrice du Centre de recherches sur les esclavages et les post-esclavages.

Le sucre devient "un pilier de l'économie du XVIIIe siècle, de l'or mais un or taché de sang", ajoute-t-elle.

Ironie de l'Histoire, c'est en 1789, année de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, que Nantes arme un nombre record de navires négriers.

Sur les 1,3 million d'esclaves déportés par des navires français, 550.000 l'ont été par des armateurs nantais, rappelle M. Michon.

- 'Crime contre l'Humanité' -

Après l'abolition définitive de l'esclavage en 1848, les ports français jettent le voile sur leur passé trouble. A Nantes, seuls de cossus immeubles de calcaire, parfois ornés de visages d'esclaves au nez épaté et aux lèvres charnues, témoignaient encore de ce commerce très lucratif.

Il aura fallu le succès inattendu (400.000 visiteurs) d'une exposition sur la traite négrière, "Les Anneaux de la Mémoire", en 1992, et la commémoration des 150 ans de l'abolition de l'esclavage en 1998, pour que débute vraiment le travail de mémoire dans la ville.

"Notre association avait commandé à une jeune artiste une oeuvre pour commémorer cette date. Mais cette statue, qui représentait un esclave décharné, libéré de ses chaînes, a été profanée", raconte Michel Cocotier. "Cela a créé un énorme émoi et la semaine suivante la ville a décidé de se doter d'un lieu de mémoire, qui a abouti à la création du mémorial, 14 ans plus tard".

L'Etat a également joué un rôle important, relève Myriam Cottias. En 2001, la France a ainsi été le premier pays à adopter une loi reconnaissant que la traite, comme l'esclavage, "constitue un crime contre l'Humanité".

Le Britannique Tony Blair, alors Premier ministre, s'était borné en 2007 à présenter des excuses pour la traite et l'esclavage, pointe Mme Cottias.

"Mais il ne faut pas en rester là", estime Michel Cocotier. "L'Europe entière s'est développée grâce à l'esclavage" et les pays africains "en payent encore le prix aujourd'hui", souligne-t-il en proposant d'accroître l'aide au développement aux pays les plus touchés par la traite négrière.

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