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Colombie: soigner les maux de la guerre par les mots, selon Boris Cyrulnik

Pour tourner la page du conflit armé, la Colombie devra mettre des mots sur les maux en privilégiant l'éducation et la culture, sinon il lui faudra "trois générations" pour s'en remettre, avertit le célèbre psychiatre Boris Cyrulnik.

Déchirée par plus de 50 ans d'une guerre fratricide, la Colombie souffre de "traumatisme chronique". Lorsque rien n'est fait dans de tels "cas de trauma collectif, on s'est rendu compte qu'il fallait trois générations pour éponger le traumatisme, c'est-à-dire 70 ans", explique lors d'un entretien avec l'AFP ce spécialiste de la résilience, lui-même rescapé de l'horreur nazie.

"Les Colombiens ont dû apprendre à vivre avec la mort, avec le danger" en permanence, souligne Boris Cyrulnik, 79 ans, de passage à Bogota à l'issue du Hay Festival de Carthagène des Indes (nord).

Et "quand le traumatisme est provoqué par un proche, ce qui est le cas de la guerre civile, la réparation est beaucoup plus difficile parce que non seulement on a été tué, on a été agressé, mais en plus on l'a été par quelqu'un qui nous ressemble, qui parle notre langue".

"Par bonheur cette tragédie promet d'être terminée" grâce à la paix signée avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et aux pourparlers annoncés avec l'autre rébellion, l'Armée de libération nationale (ELN). Mais il reste "les séquelles", et la "reconstruction" psychologique de la société ne se fera que par la mise en oeuvre de processus de résilience.

- Ne pas transmettre le malheur -

La résilience, que Boris Cyrulnik définit comme "la reprise d'une nouveau développement après une agonie psychique traumatique", "permet de réparer les dégâts et de ne pas transmettre le malheur".

Du fait de leur tradition de "solidarité et gentillesse", les Colombiens ont "déjà mis en place des facteurs de protection". Mais pour la résilience, ils "ont un effort supplémentaire à faire" afin de pouvoir vivre "avec ceux qui ont tué (leurs) parents, grands-parents, ceux du village d'à côté, etc."

"Car ce n'est pas le traumatisme qui se transmet, mais le malheur des parents", leur tristesse voire leur haine et là, la culture, les organisations sociales et les métiers de la petite enfance "vont avoir un rôle déterminant" à jouer.

Ce psychiatre exerçant à Toulon (sud-est de la France) n'est pas qu'un théoricien: sa famille juive d'origine ukrainienne a disparu dans les camps. A six ans, il a échappé de peu aux soldats allemands en se glissant sous un cadavre évacué de la synagogue de Bordeaux (sud-ouest), alors transformée en prison. Malgré sa souffrance, il a pu se construire, comme il le raconte dans son livre "Un merveilleux malheur".

Amoureux de la Colombie où il participe régulièrement à des travaux universitaires, Boris Cyrulnik se réjouit qu'avec la paix, "les Colombiens retrouvent une grande part de liberté", mais s'interroge : "Vont-ils entretenir la haine, donc la guerre? Ne pas parler, donc rester prisonniers du passé?".

- La culture pour parler de la guerre -

"Ceux qui souffrent de syndrome psycho-traumatique, qui ont eu quelqu'un de tué dans leur famille, qui ont été pris en otage, etc. Ceux-là il faut les entourer psychologiquement et parfois médicalement". Donc "la Colombie a besoin de psychologues, mais pas que de psychologues", dit-il, en recommandant des "lieux de rencontre" entre "nouveaux Colombiens et anciens guérilleros ou paramilitaires" afin d'apprendre à vivre ensemble.

Pour "déclencher un processus de résilience, il faut donner la parole à quelqu'un d'éloigné, hors de la famille. D'où l'importance des artistes, des créatifs, des cinéastes", dit-il, citant le théâtre grec qui exposait des problèmes de la cité, dont les spectateurs débattaient ensuite.

La Colombie a une "culture à inventer (...) une culture de la reconstruction" et cela passe par les "fabricants de mots", artistes et intellectuels, qui suscitent des débats plus "supportables quand ils sont provoqués par un film, un roman, un essai philosophique, etc."

Ce psychiatre, qui depuis une trentaine d'années collabore avec Maria Villalobos - psychologue colombienne à l'origine de la méthode kangourou de portage des prématurés peau contre peau pour favoriser leur croissance - appelle aussi à "développer les métiers de la petite enfance, donner l'accès à l'école à tout le monde".

"Dans tous les pays (...) où l'école publique échoue et l'école privée réussit, mais est réservée aux riches, ça donne un clivage de la société et c'est source de conflits graves."

L'argent consacré à la guerre devrait désormais aller "à l'éducation, à la culture, aux hôpitaux, etc." "La paix va coûter cher, mais elle coûtera moins cher que la guerre!", lance Boris Cyrulnik en souriant.

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