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Police ou jihad? les choix opposés de deux Afghans, après Guantanamo

Les deux amis, détenus en même temps à Guantanamo, ont choisi des voies radicalement divergentes à leur sortie: l'un a rejoint le régime de Kaboul soutenu par les Américains, l'autre le jihad du groupe Etat islamique.

Haji Ghalib et Abdul Rahim Muslim Dost, dont l'amitié s'est nouée autour d'un même amour de la poésie, ont été tous deux emportés par la tourmente de l'après-11-septembre et expédiés sur la base américaine de Cuba, érigée en camp de détention.

Leur histoire illustre l'échec de ce camp qui abrite toujours 41 détenus à éradiquer l'extrémisme - pour autant, le président américain Donald Trump semble désormais écarter les perspectives d'une fermeture prochaine des lieux.

"Guantanamo est le pire endroit sur Terre", affirme Haji Ghalib, 49 ans et le visage creusé de profonds sillons. "Chaque jour je me pose les mêmes questions: pourquoi moi? pourquoi m'ont-ils volé cinq ans de ma vie? pourquoi n'ai-je droit à aucune justice, aucune compensation?"

Après s'être taillé une réputation de commandant sans peur face aux Soviétiques puis aux Talibans, Ghalib explique qu'il servait dans la police afghane quand, en 2003, il a été soudainement accusé de liens avec les insurgés.

Extirpé de son bureau, son uniforme arraché en public, il a été expédié sur la base militaire américaine de Guantanamo à Cuba, jusqu'à ce que l'armée américaine conclue, quatre ans plus tard en 2007, qu'il n'était "pas considéré comme membre de Al-Qaïda ou des talibans".

Une fois libre, Ghalib a concentré son ressentiment non sur les Américains mais sur ceux qu'il appelle "les véritables ennemis de l'Afghanistan", à savoir les talibans et, plus récemment, les combattants de l'EI apparus aux portes de son district, dans l'est du pays.

Parmi eux figure son ancien camarade de détention Muslim Dost, sorti deux ans avant lui de Guantanamo, et que les responsables américains et occidentaux considèrent comme un commandant important de l'EI dans la province du Nangarhar.

- 'Pépinière pour terroristes' -

Orateur doué, Muslim Dost a passé son temps en prison à prier et prêcher, évoquant le jihad et les attentats du 11 septembre 2001.

"Quand il prêchait, les prisonniers l'écoutaient en pleurant", se souvient Ghalib. "Ils étaient comme hypnotisés par sa voix sourde".

Muslim Dost se servait des tasses en carton pour écrire ses poèmes, faute de papier. L'un d'eux est retranscrit dans le livre "Poèmes de Guantanamo", du professeur de droit américain Marc Falkoff: "Songez à ce qui peut convaincre un homme de se tuer/ L'oppression n'appelle-t-elle pas une réaction contre l'oppresseur?"

"Guantanamo est une pépinière pour terroristes", affirme Kako, un fermier de 35 ans, cousin de Ghalib et qui fut emprisonné avec lui sur la base américaine. "L'endroit a donné une légitimité à des fanatiques comme Muslim Dost".

Guantanamo, ouvert en 2002, reste le catalyseur du sentiment anti-américain. Près d'un quart des détenus y étaient afghans, et la plupart ont été reconnus plus tard comme des innocents arrêtés à tort par des chasseurs de primes ou sur la foi de dénonciations mensongères.

"La détention arbitraire a agi comme un puissant facteur d'incitation à l'insurrection pour certains Afghans, ouvrant une nouvelle phase dans ce conflit", estime même un rapport du centre de recherche Afghanistan Analysts Network (AAN) intitulé "Kafka in Cuba".

Le rapport, paru en novembre dernier et signé de la responsable de AAN Kate Clark, a révélé que huit des plus longues détentions d'Afghans se fondaient sur "de vagues accusations, sur la foi de rumeurs, d'erreurs grossières et de témoignages obtenus sous la torture et la pression".

"Nous sommes 16 ans après le début de l'intervention américaine en Afghanistan et 15 ans après que les premiers Afghans furent envoyés à Cuba. Pour autant, ni le conflit, ni le dilemme de l'Amérique sur ce qu'il convient de faire de ces détenus hérités de la guerre contre le terrorisme ne sont près de finir".

- 'Il ne s'en tirera pas vivant'-

Barack Obama qui voulait fermer Guantanamo en a exfiltré des détenus jusqu'aux derniers jours de sa présidence. Mais son successeur pourrait envisager d'y envoyer de nouveaux prisonniers, selon la presse américaine.

"L'Amérique voit peut-être Guantanamo comme une nécessité mais elle devrait faire la différence entre fondamentalistes et patriotes", reprend Ghalib.

Cet homme est devenu le chef du district de Bati Kot au Nangarhar, une province agricole prise en étau entre les fiefs des talibans et de Daech (l'acronyme arabe de l'EI).

ll est considéré comme un allié sûr par les Américains, mais sa loyauté lui coûte cher. En 2013, les talibans ont tué son frère. Puis quelques semaines plus tard, ils ont enterré des explosifs autour de la tombe, là où la famille de Ghalib avait l'habitude de se recueillir, tuant 18 personnes dont les deux épouses de Ghalib et plusieurs de ses petits-enfants.

Alors que Ghalib reçoit l'AFP dans son QG fortifié, son fils aîné apparaît, un talkie-walkie arraché aux talibans dansant sur sa poitrine: de nouveau, un proche parent vient d'être tué dans une embuscade, à quelques mètres à l'extérieur de la base. L'homme venait juste de servir le thé avant de quitter les lieux.

Ghalib plonge sa tête entre ses mains. "Les gens comme Muslim Dost combattent peut-être les étrangers mais ils tuent surtout des Afghans", lâche-t-il comme pour lui-même. "Si jamais je le croise sur le front, il ne s'en tirera pas vivant".

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