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Selon Pierre, il y a de plus en plus d'ouvriers étrangers sur nos chantiers: "J'ai 20 ans de boite, mais j'ai peur"

Coup de gueule d'un ouvrier "avec 20 ans de maison" au sein d'une grande société de construction. Selon Pierre, la main d'œuvre étrangère est une "concurrence déloyale" pour les ouvriers belges. En théorie, il n'y a pas de différence, ni au niveau fiscal, ni au niveau réglementaire. Mais dans la pratique…

Le recours à la main d'œuvre étrangère est devenu systématique dans certains secteurs. C'est surtout le cas dans la construction, depuis l'adhésion de certains pays à l'Union européenne et sa libre circulation des personnes et des travailleurs.

Le problème n'est pas nouveau, mais "ça s'amplifie", selon Pierre (prénom d'emprunt car il souhaite garder l'anonymat), un ouvrier qualifié de la région liégeoise qui a contacté la rédaction de RTL info via la page Alertez-nous pour pousser son coup de gueule.

"Je suis sur les chantiers depuis 20 ans, et je constate qu'il y a de plus en plus d'ouvriers étrangers. Avant, on les voyait surtout sur les gros chantiers. Mais aujourd'hui, je vois un petit patron belge avec six ouvriers polonais", nous a-t-il expliqué.

Ces chiffres sont difficilement vérifiables auprès des autorités wallonnes ou fédérales, où il n'y a "pas vraiment de vue" sur cette problématique car il ne faut "pas de permis de travail" pour les ouvriers des pays membres de l'Union européenne, au nom de la fameuse libre circulation des travailleurs.

C'est quoi, la libre circulation des travailleurs ?

Pour aller à l'essentiel, sachez que tous les citoyens de l'Union européenne "doivent être traités de la même façon que les travailleurs nationaux concernant l’accès à l’emploi, les conditions de travail, la fiscalité et les prestations sociales", selon un texte officiel.

Théoriquement, ce principe "permet aux travailleurs (étrangers) d'améliorer leur situation personnelle et aux entreprises (locales) de pourvoir des postes vacants et de combler des manques de compétences", précise un autre texte de l'Union européenne. 

Les travailleurs qui vont travailler de manière temporaire dans un autre pays européen doivent donc être payés conformément aux salaires du pays d'accueil, mais les cotisations de sécurité sociale restent payées dans le pays d'origine.    

Celui-ci doit prouver au moyen d'une attestation dite "A1" que les cotisations de sécurité sociale lui ont été correctement versées. Un système que la Belgique a tenté de contourner (voir plus bas) pour éviter les fraudes.

Une "concurrence déloyale"

Car dans la pratique, ça n'est pas si simple. Il est difficile pour notre administration de vérifier auprès de la caisse de cotisation sociale bulgare si un employeur a effectivement versé des cotisations sociales pour un ressortissant ayant travaillé en Belgique.

Du coup, pour un homme de terrain comme Pierre qui travaille depuis longtemps dans une grande société internationale de construction, "on est en train de perdre notre outil de travail".

Il estime que la main d'œuvre étrangère représente "une concurrence déloyale", bien que parfaitement légale.

Des règles pas vraiment identiques

"Aujourd'hui, j'ai peur pour mon emploi", précise-t-il. Car selon lui, malgré ce que stipulent les textes européens, les règles sur le terrain ne sont pas identiques entre un ouvrier bulgare et un ouvrier belge.

"Les Belges doivent respecter des consignes de sécurité très strictes. Tous les jours, je vois des ouvriers étrangers qui marchent sur des ferraillages. Moi, je pourrais être viré si je fais ça".

De plus, selon Pierre, "les Polonais, ils disquent sous la pluie, car il n'y a pas d'intempéries, pour eux". En effet, les règlementations du travail belge obligent certains ouvriers à "chômer" lorsque les conditions climatiques sont trop mauvaises (neige, tempête, etc). Dans la pratique, cette interdiction ne serait pas respectée par la main d'œuvre étrangère, selon les constatations de Pierre.

Des affirmations difficiles à vérifier, même pour les autorités compétentes. Comme nous l'a signalé une personne spécialisée dans l'emploi au sein de la Région wallonne, "formellement, les règles sont identiques pour tous les travailleurs, mais c'est compliqué de contrôler si elles sont respectées".

Il a interpellé Marcourt: "Des pavés indiens placés par des Portugais"

Pierre veut à tout prix sensibiliser les médias et l'opinion publique sur ce sujet délicat. Il "préfère perdre un saut d'index mais préserver l'emploi", et ne comprend pas l'acharnement des syndicats pour une mesure qu'il juge symbolique. Ce Liégeois estime qu'ils devraient plutôt faire pression pour résoudre le problème du recours à de la main d'œuvre étrangère.

Il a même été jusqu'à interpeller en personne Jean-Claude Marcourt, ministre wallon de l'économie qui a longtemps été en charge de l'emploi. "Nous étions sur le gros chantier des quais de Meuse. Tous les matins, je voyais sortir M. Marcourt (ministre wallon de l'économie), qui habite à côté. Son chauffeur l'attendait dans son Audi. J'ai décidé d'aller lui parler. Je lui ai demandé s'il trouvait normal que ses trottoirs soient de pavés indiens placés par des ouvriers portugais. Il m'a dit qu'il était pressé, que c'était ça, l'Europe. Puis il est parti".

Fâché et frustré, Pierre "est également reparti sur son chantier". Il en conclut que les ministres "sont doués pour faire du blabla sur les plateaux TV, mais que sur le terrain, c'est autre chose".

La Belgique assignée par l'Europe

Sans le savoir, Pierre évoque un sujet à l'actualité brûlante. La Commission européenne vient en effet d'assigner la Belgique devant la Cour de Justice de l'Union européenne.

Notre pays, depuis début 2013, tente de faire payer les cotisations sociales  directement par les travailleurs étrangers.  C'est un dispositif légal mis en place pour se protéger de cas éventuels de "fraude au détachement".

Comme on l'a dit, les Européens qui vont travailler de manière temporaire dans un autre pays européen doivent être payés conformément aux salaires du pays d'accueil, mais les cotisations de sécurité sociale restent payées dans le pays d'origine.    

Le travailleur étranger doit prouver au moyen d'une attestation dite A1 que les cotisations de sécurité sociale lui ont été correctement versées pour les travailleurs détachés. "Cela semble être beau en théorie mais c'est toutefois difficilement contrôlable dans la pratique", selon des syndicats de la construction.

Une loi anti-abus avait donc été votée en Belgique afin de permettre à l'inspection sociale belge de retirer immédiatement l'attestation en cas de suspicion de fraude et de percevoir les cotisations de sécurité sociale en Belgique (l'employeur devait alors payer le même montant pour tous les ouvriers). Mais notre pays devra faire marche arrière.

Adapter la réglementation européenne

Les organisations patronales du secteur de la construction demandent que la règlementation européenne soit adaptée afin que tous les États membres perçoivent à l'avenir les cotisations de sécurité sociale pour les travailleurs détachés qui viennent travailler dans leur pays.

"Il n'y aurait ainsi plus de différence entre les travailleurs détachés et les travailleurs d'un Etat membre au niveau du coût salarial; ce qui permettrait ainsi au secteur de la construction de lutter de manière effective contre la concurrence déloyale et le dumping social."  

La commissaire européenne à l'Emploi et aux Affaires sociales, la Belge Marianne Thyssen, veut lancer elle d'ici la fin de l'année "une série de propositions pour contrer la fraude et les abus".

On est loin d'être sur le point de modifier la réglementation européenne comme le souhaitent certains, mais la commissaire est prête à examiner si les procédures de reconnaissance des attestations A1, qui prouvent donc que les travailleurs étrangers paient leurs cotisations sociales dans leur pays d'origine, peuvent être améliorées.

Pas sûr que cela suffise à rassurer Pierre...

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