Accueil Actu

Trois éducateurs d'Anderlecht font un rap sur la souffrance morale des handicapés (vidéo)

Au delà des limites physiques qu'il impose, le handicap a des répercussions psychologiques profondes. La dépendance entrave le sentiment de liberté, perturbe le rapport aux autres et réduit certains espoirs. Trois jeunes éducateurs spécialisés ont souhaité parler de ces souffrances par le biais du rap.

Abdelilah, Souhail et David sont éducateurs dans un centre d’hébergement pour adultes ayant une déficience motrice cérébrale, à Anderlecht. Les résidents de ce centre, une trentaine de personnes, présentent un trouble moteur lié à une lésion du cerveau survenue avant la naissance ou dans les mois qui suivent. Les trois collègues, qui sont à leur contact au quotidien, ont créé un morceau de rap, intitulé "D-génératif", sur le thème de l'infirmité motrice d’origine cérébrale (IMOC). Vous pouvez regarder le clip en pied d'article. Le but de leur démarche ? "Faire connaître la souffrance morale liée à au handicap", nous a écrit Abdelilah via notre bouton orange Alertez-nous.

Abdelilah, 36 ans, a commencé à travailler dans ce centre d’hébergement à l’âge de 21 ans. Souhail, 24 ans, il y a un an et demi. David, 28 ans, en 2010. Il s’agit de leur premier boulot. En quoi consiste-t-il ? "Habiller les résidents, leur faire la toilette, leur donner à manger, les accompagner…", égrène Abdelilah. "C’est beaucoup de responsabilité", souligne Souhail. Il s’agit de stimuler le résident pour qu’il maintienne ses acquis, précise David, qui donne un exemple concret : si l’un parvient à manger avec une fourchette, l’éducateur est là pour qu’il conserve cette aptitude. Au premier regard, il s’agit surtout de "nursing", explique Abdelilah, c’est à dire prodiguer des soins d'hygiène et de confort mais, au cours de ces activités, des liens forts se tissent avec le résident. C’est cet aspect relationnel de leur travail qui plaît le plus aux trois éducateurs.

"Le soir, on les accompagne, on crée une vie de famille", raconte Abdelilah. Il évoque les discussions avec les résidents, sur des thèmes variés : "Politique, religieux, sexuel, par rapport à l’actualité, aux attentats", rapporte-t-il. Souvent, le jeune homme se trouve bousculé dans ses convictions. "On se bat nous-mêmes sur nos a priori", confie également David. "En tant qu’éducateur, je dois essayer de mettre mes valeurs de côté pour aller vers l’autre", ajoute Abdelilah. Si les éducateurs s’occupent des résidents, ces derniers font évoluer les trois jeunes hommes.


Un échange à double sens entre les éducateurs et les résidents

Abdelilah prend l’exemple de l’homosexualité. Au départ, il ne comprenait pas très bien cette préférence sexuelle, estimant qu’elle ne correspondait pas à "ses valeurs". Mais, aujourd’hui, sa position n’est plus tout à fait la même : "On essaye de défendre et de prôner ce que veut vraiment le résident, l’être humain", argue-t-il. David évoque un résident tétraplégique dont il aime beaucoup la conversation, Souhail le cas d’un autre qui ne communique que via des gestes, ou avec un "bliss", un carnet de pictogrammes qui permettent de faire des phrases. "Je n’ai plus besoin de ce bliss parce que, juste avec ses yeux, il va me faire comprendre ce qu’il veut", raconte-t-il. "Ça m’a appris à comprendre les gens sans pour autant qu’ils me demandent ce qu’ils veulent", note-t-il.


"Ils ont soif de connaissances et veulent sortir un maximum"

Les résidents ont la possibilité de suivre divers ateliers pendant la journée, des activités développées pour les adultes IMOC : peinture, cuisine, radio, vie culturelle, film d’animation… "Ils sont bien chouchoutés", estime Souhail. "Ils ont soif de connaissances et veulent sortir un maximum", raconte Abdelilah. Le rire est aussi un de leur moteur. "Ils sont dans l’espoir, dans l’humour", constate-t-il. Mais en dépit du travail de la trentaine d’éducateurs du centre, certaines souffrances morales liées au handicap subsistent chez les résidents. Abdelilah, Souhail et David ont souhaité en faire le thème de leur morceau de rap.


 
Un besoin d'aide qui perturbe la vie sociale, le rapport aux autres

L’idée d’écrire une chanson vient d’Abdelilah. Il en a parlé à Souhail et David. Le choix du sujet a coulé de source. Les trois jeunes hommes se sont concertés pour écrire le refrain et chacun a donné sa vision dans son couplet.

David commence sa partie : "Pas d'Bras, pas d'chocolat. Pas de jambes, j’prends la tangente", scande-t-il. Les résidents souffrent beaucoup de la complexité de chacun de leur déplacement, nous explique l’éducateur. Il raconte le cas d’un fan de Johnny Hallyday qui tenait absolument à voir son concert à Anvers. Il a dû payer deux places, la sienne et celle d’un éducateur, puis près de 300 euros pour un aller-retour dans un taxi adapté aux personnes en chaise roulante.

"Tu m’prends pour un Gosse ? Alors que J’prends plus de médoc qu’un tox", rappe encore David. "Des hommes de 45 ans sont infantilisés, même parfois par des stagiaires. C’est ce qui me touche le plus", nous confie-t-il.


 
"Les larmes infâmes d’une vie sans femme"

Abdelilah enchaîne avec sa partie. Il y met en lumière une souffrance plus intime vécue par les personnes IMOC. "Les flammes d’mon âme clame au scandale les larmes infâmes d’une vie sans femme (…) Devenir père, mon plus grand vœux, un rêve austère, limite honteux", scande-t-il. À cet égard, il nous a raconté le cas d’une résidente qui lui a confié : "J’en veux à ma mère, elle est mère et moi pas". Face à cette détresse, un sentiment d’impuissance gagne parfois le jeune éducateur. "On est loin d’imaginer ce que ces personnes ressentent", estime-t-il. Les résidents doivent faire de nombreux deuils, ajoute-t-il : "Le deuil de ne pas être comme les autres, de ne pas marcher, de la relation sexuelle…"


 
La liberté des résidents limitée par le règlement du centre

Souhail clôt le morceau en évoquant, notamment, la dure "routine" de la vie en institution. Les résidents sont contraints de suivre le rythme de vie du centre. "Il y a un cadre. Ils ne sont pas libres à 100%", nous explique-t-il. Ils sont par exemple obligés d’aller au petit déjeuner avant une certaine heure, raconte-t-il. On doit fonctionner comme ça dans l’institution sinon plus rien ne va mais, parfois, ils le ressentent mal. Je le vois au quotidien."

Pour le clip de leur morceau "D-génératif", les trois collègues ont demandé à un ancien résident du centre de participer : Stéphane, 41 ans, qui n’a jamais eu l’usage de ses jambes et de son bras droit. Passionné par l’audiovisuel, les médias et le théâtre, celui-ci ne s’est pas fait prier. "Être en voiturette, ça ne veut pas dire être enfermé. Il faut être ouvert sur le monde. Moi je suis à l’affût de toutes les expériences, tous les projets !", lance-t-il.


 
Stéphane, handicapé, a décroché une place dans un appartement supervisé

Stéphane a rencontré les éducateurs dans le centre d’hébergement, à Anderlecht, où il a habité de 1995 à 2014. Il a gardé des liens "très forts" avec eux, confie-t-il. David était "son référent", c’est à dire qu’il s’occupait de son projet individuel, de son insertion sociale. Placé pendant dix ans sur une liste d’attente de l’AVIQ (Agence pour une Vie de Qualité, l’organisme compétent pour les aides et les services aux personnes handicapées), Stéphane a finalement pu quitter le centre pour un appartement supervisé de Louvain-la-Neuve. "Les éducateurs m’ont coaché pour que je puisse me débrouiller un maximum tout seul et aller vivre en appartement supervisé", raconte-t-il.

"On savait pertinemment qu’il avait toutes ses chances", se souvient David. Si certains résidents du centre avaient plus de capacité physiques que Stéphane, lui correspondait mieux aux critères requis grâce à son "autonomie mentale", dit David. "L’accessibilité aux appartements n’est pas pour n’importe qui. Il ne suffit pas de savoir marcher, il y a aussi toute une gestion de la vie quotidienne qui est indispensable", explique l’éducateur.


Un quotidien presque autonome, rythmé par les ateliers

Aujourd’hui, Stéphane a retrouvé une certaine indépendance : il peut faire ses courses, prendre le train, le métro… "Une fois qu’on me met dans ma voiturette, je sais pratiquement tout faire tout seul, à part me lever, me laver et aller aux toilettes", raconte-t-il. Un service d’aide, qui se trouve dans le même bâtiment, est à sa disposition. Une aide familiale vient aussi l’aider à faire ses repas et le ménage.

Stéphane se rend trois fois par semaine dans un centre de jour de Louvain-la-Neuve, l’Escalpade. Il participe à des ateliers de cuisine, d’informatique, d’improvisation théâtrale et écrit des articles dans le journal en ligne de l’institution. Globalement, Stéphane juge ses journées "bien remplies" et ne souffre pas trop de la solitude, car il a beaucoup de connaissances à Louvain-la-Neuve. Néanmoins, certaines souffrances évoquées dans la chanson font écho à sa propre expérience.


Stéphane doit "se battre plus que les autres" pour être "pris au sérieux"

Depuis trois ans, Stéphane n’a plus à subir la routine de la vie en institution que nous a décrite Souhail. "Le centre était très bien mais la vie en communauté 24h sur 24, c’était un peu lourd", se souvient-il. Aujourd'hui, il reste pesant pour lui de devoir toujours faire appel à quelqu’un pour aller aux toilettes ou se coucher. Il ne sent pas pour autant infantilisé, car il a "une chouette famille et des amis qui le prennent au sérieux", souligne-t-il. Mais Stéphane estime que les personnes handicapées doivent "se battre plus que les autres" pour être écoutées et prises en considération. "On nous prend au sérieux après avoir fait nos preuves plus qu’un autre", regrette-t-il.


Former un couple ou fonder une famille, des rêves qui semblent inaccessibles

Les "deuils", dont nous a parlés Abdelilah, affectent Stéphane : il a dû faire une croix sur certains de ses rêves. "Par exemple, je ne sais pas être marié, c’est beaucoup plus difficile quand on est en voiturette de trouver une copine ou avoir des enfants", confie-t-il. Dans ces conditions, devenir père lui semble tout aussi improbable. "Il est clair que c’est quasiment, je ne dirais pas impossible mais… voilà", déplore-t-il.


Il reste positif en se lançant régulièrement dans de nouveaux projets

Malgré toutes les difficultés liées à son handicap, la vie n’est pas un fardeau pour Stéphane, notamment grâce à ses proches, insiste-t-il. "On s’habitue mais c’est clair que c’est dur à vivre tous les jours", résume-t-il. Heureusement, Stéphane mène une vie pleine de projets, la plupart liés à ses ateliers, mais aussi en dehors. En septembre, il compte s’inscrire dans un club d’improvisation théâtrale avec des étudiants de Louvain-la-Neuve. "Comme ça je rencontre d’autres personnes", se réjouit-il.

À la une

Sélectionné pour vous