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Désertées. La Piazza Navona à Rome ou la place Tahrir à Bagdad. Alors que la moitié de l’humanité est confinée, les journalistes de l’AFPTV ont posé leurs caméras mercredi 8 avril à 16H00 locales dans 16 villes dans le monde. Ils y ont capté le regard ému, inquiet, étonné de rares passants face au vide et à l’isolement.
D’habitude, la Piazza Navona à Rome est "bondée de touristes, d’artistes et résonne de musique". Sur la plage de Arpoador, près de Rio, "il y a toujours plein de choses à voir, des hippies qui vendent de l'artisanat, des surfeurs". A la porte de Brandebourg à Berlin "on voit des masses de touristes" et dans le quartier d’Ikoyi à Lagos une vie "trépidante".
Mais depuis l’apparition du nouveau coronavirus et les mesures de confinement plus ou moins strictes selon les pays, dans ces villes comme ailleurs à Tokyo, Jérusalem, Panama ou Hollywood, il n’y a plus à voir aujourd’hui à des degrés divers que vide et isolement qui ébranlent sensations et sentiments.
"Le fait que ces lieux apparaissent vides déplace notre pôle essentiel: le confinement produit ceci que chacun est chez soi et personne ne sait plus où il habite", explique le philosophe français des sciences au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) Etienne Klein.
- "C'est vraiment triste" -
Ressentir le vide. Certains sont perdus, comme l'Italienne Marta Rezzano, guide touristique, 28 ans, rencontrée Piazza Navona. "Vivant au quotidien la ville, cela me manque de ne plus pouvoir la faire voir, d’en parler, d’en arpenter les rues, fouler ses places. C’est vraiment triste oui."
Et d'autres ne s’y reconnaissent plus, comme le Brésilien Diego Reis de Aguiar, homme d’affaires, 31 ans, habitué à surfer sur les vagues de Arpoador. "C’est complètement vide, c’est difficile, cela change complètement le visage de la plage".
De fait, cette impression de vide produit un "effet de métamorphose", souligne le philosophe auteur du livre "Ce qui est sans être tout à fait, essai sur le vide" (Acte Sud). "Ces lieux sont identiques à eux-mêmes et pourtant ils ne sont plus tout à fait reconnaissables: la présence humaine fait partie d’eux (…) et quand ils sont vidés cela donne l'impression qu'ils sont réduits à leur version minérale. Leur véritable nature nous inclut."
Parfois il faut y survivre. A Lagos, le vendeur de rue nigérian Solomon Ekelo, 27 ans, continue de errer dans le quartier de Ikoyi parce qu'il a faim. "Ce n'est pas facile pour nous, qui sommes dans la rue. Nous n'avons pas de maison, pas de foyer, pas d'endroit pour travailler, pas même pour dormir", dit-il.
Supporter l'isolement. Le plus dur pour la Chinoise Wang Huixian, retraitée de 57 ans rencontrée près de la Cité interdite à Pékin, qui peut à nouveau aller danser dans des jardins, à distance, mais pas aller voir sa fille et son petit-fils "parce qu’ils vivent loin."
Et se soucier de l’avenir. L'Allemande Bettina Kohls, ostéopathe, 41 ans, interviewée porte de Brandebourg à Berlin, n'a "pratiquement plus de patients". Dans le quartier des bars et des boutiques de Shinjuku, à Tokyo, face au nombre de clients bien moins nombreux, le barman japonais Shoma Nakada, 23 ans, "s'inquiète pour l’économie". "Avec les jeux Olympiques qui ont été reportés... Cela arrive alors que l’on pensait voir le pays décoller".
- Prendre le temps -
Mais le vide, c'est aussi découvrir une autre ville. "Une des choses qui a changé ici, que je n’avais jamais vue jusqu'à aujourd'hui, c’est l’herbe entre les pavés de la place", s'étonne Marta Rezzano sur la Piazza Navona. "C’est irréel, comme si la nature prenait possession des monuments. Les oiseaux, les mouettes, il y a de tout, je n’avais jamais vu autant d’oiseaux à Rome."
En réalité, dit Etienne Klein, "ces lieux ne sont pas vides mais évidés". On dit qu'ils sont vides "car ils semblent échapper à leur vocation mais en fait ils sont plein d'autres choses que l'on voit peut-être moins quand ils sont pleins".
Et le confinement, c'est aussi prendre le temps. L’inattendue conséquence positive de l’épidémie pour le Sud-coréen Moon Byeong-seol, étudiant, 28 ans. "Cela a été bénéfique de rester à la maison: j’ai appris à mieux cuisiner et j’ai eu plein de temps pour penser à moi, à mon avenir", dit-il sur la place Gwanghwamun à Bucheon près de Séoul.
"Nous sommes comme sur un radeau au cœur du cyclone", résume le Français Fabrice Kebour, 56 ans, créateur lumière, en balade sur la butte Montmartre à Paris. "C'est-à-dire que, ici, tout est calme, le temps commence à s'étirer de manière proustienne, on se met à contempler, on se met à prendre le temps de flâner, alors que tout autour de moi, de nous, c'est le chaos."
Et effectivement, dit le philosophe, "le confinement spatial permet d'envisager une forme de long terme". "Peut-être l'agitation du présent nous empêche-t-il de penser le futur, le confinement nous permet de nous mettre à l'écart du temps. C'est un pas de côté intérieur."
Pour certains enfin, rien de nouveau. A Sarmine dans la province d’Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie, le Syrien Muawiya Agha, employé de l’hôpital, 33 ans, compare le monde confiné par l’épidémie aux régions syriennes bombardées par le régime de Bachar al-Assad.
"Le confinement dans les autres pays, c’est ce que nous avons vécu. Nous l’avons vécu lorsque les forces du régime bombardaient notre région, nous l’avons vécu repliés dans des caves sous terre, nous l’avons vécu dans des maisons dont les propriétaires étaient tués, sans voir nos amis, notre famille, pendant des jours et des semaines."
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