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Juges allemands contre juges européens: quelles suites pour l'UE?

Quelles suites donner au désaveu par la Cour constitutionnelle allemande de la justice européenne? Face au danger de déstabilisation de l'Union, la Commission européenne a évoqué la menace d'une procédure contre l'Allemagne, mais cette démarche n'est pas sans risque.

Dans un arrêt retentissant la semaine dernière, la Cour de Karlsruhe, saisie par des requérants eurosceptiques, a sommé la Banque centrale européenne (BCE) de justifier ses rachats de dette publique, et refusé de se plier à la décision de la Cour de justice de l'UE qui validait ce programme, la critiquant âprement.

Le jugement allemand, outre ses conséquences socio-économiques possibles en pleine crise du coronavirus, représente un danger pour l'avenir de l'UE, avertissent plusieurs experts européens interrogés par l'AFP.

- Y a-t-il des précédents?

Oui, mais pas de cette dimension. D'autres juridictions nationales ont déjà contesté des décisions de la CJUE: la cour constitutionnelle tchèque en 2012 et la cour suprême danoise en 2016.

Mais les enjeux étaient moins importants politiquement. Et, cette fois, il s'agit de "la plus haute cour du plus grand et plus riche Etat membre", souligne Tobias Lock, professeur de droit à l'université de Maynooth en Irlande. Il rappelle aussi que cette Cour constitutionnelle allemande avait "averti depuis longtemps la Cour de justice de l'UE qu'il y avait des limites à sa compétence".

"Elle a mis sa doctrine à exécution, c'est ce qui est nouveau", relève Loïc Azoulai, professeur de droit européen à Sciences Po à Paris, notant "qu'elle se retrouve dans le camp des anti-Union européenne".

- Quelles peuvent être les répercussions pour l'UE?

"Ces conséquences sont multiples, et toutes dangereuses", met en garde Franklin Dehousse, professeur à l'université de Liège et ancien juge à la CJUE. L'arrêt pourrait inciter d'autres juridictions nationales à remettre en cause l'autorité de la Cour.

Il a d'ailleurs été salué par le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, dont le pays a été plusieurs fois condamné pour ses réformes judiciaires par la justice européenne.

Outre le possible effet d'entraînement et de déstabilisation, "la remise en cause de la politique monétaire de la BCE pourrait diminuer la crédibilité de celle-ci, au moment où elle est absolument vitale pour freiner le désastre économique que commence à provoquer le coronavirus", souligne Franklin Dehousse.

Pour Jean-Claude Piris, consultant en droit européen, "si on appliquait au pied de la la lettre cet arrêt, cela pourrait tuer l'Union européenne, cela voudrait dire qu'on retourne au droit international classique".

- Comment peut réagir l'UE?

La CJUE, dont le siège est à Luxembourg, a souligné qu'elle était "seule compétente" pour juger de l'action de la BCE. La Commission a rappelé la primauté du droit européen, et le caractère contraignant des décisions de la Cour de justice européenne sur les juridictions nationales.

Sa présidente, l'Allemande Ursula von der Leyen, a évoqué la possibilité de lancer une procédure d'infraction contre Berlin, qui peut déboucher sur une saisine de la Cour de justice européenne.

Une telle décision pose toutefois un dilemme politique. D'un côté, difficile de ne pas agir alors que "le jugement allemand a été rédigé pour provoquer un clash institutionnel", juge Franklin Dehousse. Et s'il n'agit pas, l'exécutif européen risque de "donner l'impression d'avoir une politique de deux poids deux mesures" avec d'autres pays comme la Hongrie et la Pologne, dit-il.

- Quels sont les risques?

Mais, de l'autre, engager une telle procédure contre l'Allemagne à propos d'une décision de justice pose d'autres problèmes: "le gouvernement allemand dirait qu'il ne peut rien faire pour changer la décision de la Cour constitutionnelle, qui est indépendante", fait valoir Tobias Lock.

"La Cour de justice de l'UE dirait: la Cour constitutionnelle allemande a violé le droit européen, et la Cour constitutionnelle maintiendrait que la CJUE a outrepassé ses compétences. La seule solution est que les deux juridictions trouvent un compromis pour pouvoir toutes les deux sauver la face" par "un dialogue" entre les juges, estime-t-il.

Un recours en manquement contre un Etat membre à propos d'une décision de justice ne serait pas une première: la France a été condamnée en 2018 par la CJUE au motif que le Conseil d'Etat, plus haute juridiction administrative, avait omis de saisir la Cour européenne d'une question préjudicielle, dans une affaire de fiscalité.

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