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Moins de deux mois après la disparition du romancier britannique Philip Kerr, les lecteurs francophones pourront découvrir jeudi les dernières aventures de son héros mythique Bernie Gunther, flic antinazi dans l'Allemagne du Troisième Reich.
Publié au Seuil, "Bleu de Prusse" (traduit de l'anglais par Jean Esch) est le 12e volet de la saga mettant en scène l'ancien flic de la Kripo (la police criminelle de Berlin au temps du Reich). C'est aussi l'un des romans les plus réussis et les plus mélancoliques de la série.
Au début du roman, on retrouve Bernie Gunther là où nous l'avions laissé dans "Les pièges de l'exil" (paru en 2017). Nous sommes en octobre 1956, l'ancien policier allemand est concierge au Grand-Hôtel du Cap-Ferrat sur la Côte d'Azur. Mais son passé va vite ressurgir alors que la Stasi (la police secrète d'Allemagne de l'Est) est à ses trousses...
Nous voici 17 ans auparavant, en avril 1939. Une semaine avant le 50e anniversaire d'Hitler, un meurtre est commis à Berchtesgaden, sur la terrasse du Berghof, le "nid d'aigle" du Führer. Les nazis veulent étouffer l'affaire au plus vite. Antinazi résolu (il est social-démocrate) mais flic coriace, Bernie est chargé par Reinhard Heydrich, bras droit d'Himmler, le chef de la SS, de démasquer le coupable avant l'anniversaire d'Hitler...
Quand il s'agissait de décrire les gens et les lieux du Berlin sinistre de la fin des années 1930, Philip Kerr, considéré à juste titre comme le maître du roman noir historique, savait choisir ses mots. Alors que Bernie Gunther arrive au siège de la Gestapo, Kerr écrit: "Seuls Dante et peut-être Virgile auraient pu pénétrer dans ce lieu d'infortune sans se demander s'ils en sortiraient un jour".
- Admirateur de Chandler -
Les faits (solidement documentés) et la fiction sont intrinsèquement mêlés dans ce roman très dense (670 pages) et d'une complexité qui ravira les lecteurs les plus exigeants. Comme dans la plupart de ses romans, Philip Kerr a réussi le tour de force de nous raconter deux histoires parallèles aussi palpitantes l'une que l'autre. Dans "Bleu de Prusse" (le nom d'un pigment bleu foncé utilisé en peinture mais aussi un antidote au thallium, poison utilisé par le KGB et ses affidés durant la guerre froide) le lecteur est plongé en 1939, quelques mois avant l'invasion de la Pologne, et en 1956, juste avant l'écrasement de l'insurrection de Budapest.
Le point commun entre ces deux intrigues s'appelle Friedrich Korsch, jeune policier nazi ayant participé aux côtés de Gunther à l'enquête de Berchtesgaden, devenu après-guerre policier membre du PC est-allemand et agent de la Stasi.
"Friedrich Korsch était policier par nature", écrit Philip Kerr ajoutant: "Une telle continuité faisait sens pour les communistes. Les nazis avaient su faire respecter la loi. Et avec un nouveau livre - Marx au lieu de Hitler-, un uniforme légèrement différent et un nouvel hymne national, +Ressuscitée des ruines+, tout pouvait continuer comme avant"...
On croise dans le roman l'inquiétant Martin Bormann, secrétaire particulier d'Hitler et l'un des hommes les plus puissants du Troisième Reich et Erick Mielke, le tout-puissant chef de la Stasi de 1957 jusqu'à la chute du Mur de Berlin en novembre 1989.
Philip Kerr est mort le 23 mars à l'âge de 62 ans. Outre sa série des Bernie Gunther, il est l'auteur de plus d'une trentaine de romans (notamment pour la jeunesse), presque tous hantés par la question du bien et du mal.
Le premier volume des aventures de son policier désabusé, "L'été de cristal", est paru en Grande-Bretagne en 1989. Au départ, Philip Kerr (qui ne cachait pas son admiration pour Raymond Chandler) ne comptait pas en faire une série mais a été rattrapé par le succès de ses romans. La saga Bernie est traduite dans 35 langues.
Un 13e volume de Bernie Gunther, "Greeks Bearing Gifts", non encore traduit en français, a été publié dans le monde anglophone le 3 avril.