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"Dépasser les préjugés" sans verser dans la politique: avec la nomination aux Oscars de "Moi, capitaine", fresque initiatique retraçant l'épopée de deux adolescents sénégalais, le cinéaste italien Matteo Garrone espère éveiller davantage les consciences sur le drame des migrants.
"Sur ces sujets délicats, toute reconnaissance peut contribuer à dépasser les préjugés", dit à l'AFP le réalisateur de 55 ans dans ses bureaux à Rome.
Derrière lui, un story-board de dizaines de photos et dessins, fruit des longs mois passés au Maroc et au Sénégal pour préparer son 11e long-métrage, qui figure dans les cinq sélectionnés aux Oscars dans la catégorie "meilleur film étranger".
Malgré sa photographie spectaculaire et ses touches d'onirisme poétique, "Moi, capitaine" aborde une réalité douloureuse: le périple et calvaire, à travers l'Afrique et la Méditerranée, de deux cousins de 15 ans qui décident de quitter sans un mot leur famille pour tenter leur chance en Europe.
Lors de sa première visite dans un centre d'accueil pour mineurs à Catane (Sicile), Matteo Garrone s'est vu raconter comment un jeune adolescent s'était retrouvé à la barre d'un bateau de fortune avec 250 vies en jeu.
"Cette histoire m'a beaucoup frappé. Elle m'a rappelé les grands récits d'aventure, de Stevenson, Jack London, Conrad", raconte le Romain, déjà récompensé par le Lion d'Argent de la meilleure réalisation à la dernière Mostra de Venise.
"Nous, surtout en Europe, imaginons qu'à bord de ces bateaux, il n'y a que des gens fuyant les guerres, le changement climatique ou le désespoir", alors que "la question de la migration recouvre des réalités très différentes".
- Entre Gomorra et Pinocchio -
Derrière la caméra, le réalisateur confie avoir "ressenti une étrange rencontre" entre la "réalité presque documentaire" de "Gomorra" (Grand prix du jury à Cannes en 2008), son film coup-de-poing sur la mafia napolitaine, et "l'abstraction féerique" de "Pinocchio", sorti en 2019.
La violence des trafiquants, dépeinte dans des scènes de torture glaçantes, n'est pas sans rappeler les méthodes des réseaux criminels de la Camorra.
"Les mécanismes sont toujours liés à la recherche du profit. Ces gamins, ces victimes deviennent des monnaies d'échange, des machines à sous", résume Garrone.
Dans un pays dirigé par un gouvernement d'extrême droite, en première ligne face à la brûlante question migratoire, et alors que l'Union européenne serre la vis sur les conditions d'accueil, Garrone se défend de vouloir endosser un rôle politique.
"Le film est né il y a trois ans", avant l'arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni. "Ce n'est pas un film créé pour critiquer ou attaquer un gouvernement plutôt qu’un autre", assure-t-il.
Le but est plutôt de "mettre en exergue un système injuste, une violation continue des droits humains les plus fondamentaux", nuance celui qui "n'a jamais été assez naïf pour penser que les politiciens ne savaient pas".
Malgré une standing-ovation au Parlement européen, "ce qui s'est passé ensuite ne me semble pas avoir beaucoup changé les choses. Au contraire, cela a peut-être empiré", regrette-t-il.
- Du pape François aux écoles -
Après avoir abordé tour à tour les mirages de la téléréalité ("Reality", 2012), le fantastique du XVIIe siècle ("Tale of Tales", 2018) ou le thriller social ("Dogman", 2018), Garrone offre un nouveau coup de projecteur sur le cinéma italien à Hollywood.
Visionné jusqu'au Vatican par le pape François qui a reçu le réalisateur, "Moi, capitaine" a "tracé son chemin grâce au bouche-à-oreille" dans les salles et les écoles en Italie.
Le 7e art, vecteur éducatif? Influencés par des réseaux sociaux qui embellissent la réalité, beaucoup de jeunes "partent poursuivre un rêve. Celui de connaître le monde, de chercher de meilleures opportunités, de voyager, de se réaliser", souligne Garrone.
Souvent sans prendre conscience du danger.
Au gré des marches éreintantes dans le Sahara et des désillusions successives, il a ainsi voulu alerter les candidats à l'exil sur les risques de la route migratoire, y compris en Afrique où le film est sorti dans une vingtaine de pays.
Car la Méditerranée reste la traversée maritime migratoire la plus meurtrière au monde: plus de 3.000 décès ou disparitions ont été recensés en 2023, selon l'Onu.