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Au fond de la plaie béante, on voit battre le coeur du soldat ukrainien. Le jeune blessé arrive de Bakhmout. Une balle a traversé son bras gauche, son thorax, et s'est fichée dans son bras droit.
Il est 21H00. Une quinzaine de médecins, infirmières et aide-soignants s'activent autour du soldat et de cinq autres combattants blessés, transportés ensemble au centre de premiers soins de la 93e brigade mécanisée.
L'antenne médicale se trouve dans un village à une quinzaine de kilomètres de Bakhmout, épicentre de combats sanglants depuis des mois dans l'est de l'Ukraine.
"Cela fait un mois que c'est difficile (...) il y a eu des jours où il y avait 100 blessés, et d'autres où il y en avait 50 à 60 (...) Tout dépend de ce qui se passe à Bakhmout", explique à l'AFP Volodymyr Pihoulevskiï, un chirurgien de 38 ans, membre de l'équipe soignante.
"C'est vraiment difficile pour nos gars là-bas aussi. Je ne peux même pas imaginer ce que c'est que d'être là-bas, parce que c'est très effrayant", ajoute-t-il.
Le médecin sait de quoi il parle. L'antenne médicale a quitté fin décembre Bakhmout, où la 93e brigade est en pointe dans les combats, avant de tenter de s'y réinstaller fin janvier. Mais les bombardements y étaient trop intenses et ils ont dû renoncer.
Quatre médecins de l'unité ont été tués depuis le début de l'invasion russe il y a plus d'un an.
Allongé en sous-vêtements sur l'un des cinq brancards de la salle de soins, le jeune blessé au thorax ne dit pas un mot.
Près de lui un médecin, une anesthésiste et deux infirmiers soignent ses cinq blessures au torse et aux bras.
"Nous avons vérifié s'il y avait un pneumothorax. S'il était nécessaire d'insérer un tube ou de faire une ponction. Ce n'était pas le cas, nous avons donc simplement traité la plaie, arrêté le saignement et fait un bandage", résume Volodymyr Pihoulevskiï.
"Si cela avait été un peu plus profond, cela aurait été bien pire", ajoute-t-il.
- Transport possible que la nuit -
Une fois soigné, le soldat est envoyé rapidement dans un hôpital d'une grande ville proche, comme ses camarades arrivés avec lui.
L'antenne médicale est un point de stabilisation, positionné entre la ligne de front et les hôpitaux de grandes villes. Chaque unité de l'armée ukrainienne a ses propres centres, disposés près des zones de combat.
Dans ces lieux, "notre objectif est de sauver des vies et d'envoyer les blessés vivants à l'hôpital", explique le docteur Pihoulevskiï.
Les premiers blessés à peine partis, une vague de six autres arrivent à l'antenne médicale vers 22H30.
Tous ont reçu des éclats d'obus. La plupart tenaient des positions dans des tranchées près de Bakhmout. Une extrême fatigue se lit sur les visages.
Certains ont été blessés dans la matinée ou la journée. Leur transport jusqu'au centre ne peut se faire qu'à la nuit tombée.
La journée, les forces russes prennent régulièrement pour cible les véhicules circulant sur les rares axes de circulation encore praticables dans la zone.
"Depuis plusieurs jours, il ne se passe rien pendant la journée, car les véhicules sont visés. Les blessés ne sont donc évacués que dans l'obscurité", explique Lyudmyla Symchenko, une anesthésiste de 55 ans.
Le conducteur d'un véhicule de transport blindé a la main gauche ensanglantée, il a des bouts de doigts arrachés.
Un soldat d'une vingtaine d'années a reçu derrière la tête un éclat qui a traversé son casque. Les médecins jugent risqué de tenter de retirer le morceau de métal. Le jeune homme geint dès qu'il bouge sa tête.
Deux autres ont des éclats fichés dans le dos. Ils grimacent de douleur quand les médecins triturent leur corps sans ménagement pour aller chercher puis enlever sous la peau les bouts de ferraille qui y traînent encore.
- "Etat de choc" -
Lyudmyla Symchenko dit fermement à l'un des soignés de déplier son bras pour lui faire une injection.
"Beaucoup de soldats ont subi un traumatisme dû au bombardement et ne comprennent donc pas tout tout de suite" ce qui leur est demandé, dit-elle.
"Hier, par exemple, nous avons eu du mal à prendre la hache d'un homme (qu'il avait apportée avec lui). Il était en état de choc, et il n'a pas lâché la hache des mains. C'était sa réaction au stress", relate la soignante.
Légèrement blessé à l'épaule par un éclat d'obus, Denis, 25 ans, attend d'être transporté à l'hôpital. Il est membre d'une unité parachutiste n'appartenant pas à la 93e brigade. Il creusait une tranchée au sud de Bakhmout en fin de journée.
"Un drone était au-dessus de nous, et nous ne savions pas si c'était le nôtre ou celui de l'ennemi", puis ils ont été visés par des tirs de mortier.
Il raconte les blessés, les morts et le manque d'effectifs au sein de son unité. "Nous avons eu beaucoup de pertes. Nous étions 124 combattants au début de la guerre, nous sommes moins de 80", dit-il.
Selon lui, aujourd'hui, "il devrait y avoir 11 à 12 soldats par équipe, mais il s'avère que chaque équipe n'en compte plus que 7 à 8. Par conséquent, tous les blessés essaient de revenir à l'unité le plus vite possible".
Peu après minuit, le calme revient soudainement dans la salle de soins. Tous les blessés ont été acheminés vers des hôpitaux éloignés du front, et les arrivées ont cessé. Quelques 70 soldats ont été soignés là dans les dernières 24 heures, selon les médecins.
Assis sur des chaises, silencieux, la quinzaine de soignants ont les yeux rivés sur leur téléphone portable.
"Notre seule distraction est le téléphone. Nous ne sortons pas, nous sommes ici 24 heures sur 24. Nous dormons ici, nous mangeons ici, nous travaillons ici", dit Lyudmyla Symchenko, les yeux rougis de fatigue.