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Dans quelles conditions des étrangers peuvent-ils être poursuivis en France pour crimes contre l'humanité ou crimes de guerre ? La Cour de cassation s'est penchée vendredi sur la compétence universelle de la justice française, au coeur de nombreuses procédures menées à Paris pour lutter contre l'impunité des auteurs de tels actes.
La réponse à cette question de la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire, saisie du pourvoi de deux Syriens accusés de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre commis dans leur pays, sera rendue le 12 mai. Elle aura potentiellement de lourdes répercussions sur l'activité du pôle crimes contre l'humanité du tribunal judiciaire de Paris.
La Cour a examiné le cas d'Abdulhamid Chaban, ancien soldat syrien mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité en février 2019, et celui de Majdi Nema, Syrien poursuivi pour torture et crimes de guerre. Les deux contestent les faits.
En novembre 2021, la Cour, déjà saisie du cas Chaban, avait estimé que la justice française était incompétente dans cette affaire, invoquant le principe de la "double incrimination" prévu dans la loi du 9 août 2010: les crimes contre l'humanité et crimes de guerre doivent être reconnus dans le pays d'origine d'un suspect que la France entend poursuivre. Or la Syrie ne reconnaît pas ces crimes et n'a pas ratifié le statut de Rome qui a créé la Cour pénale internationale.
Cet arrêt avait provoqué un séisme dans le monde judiciaire et des organisations de défense des droits de l'Homme. La Fédération internationale des droits de l'Homme (FIDH), partie civile, avait fait opposition pour un motif procédural, permettant le retour de l'affaire devant la Cour de cassation.
Dans le cas de Majdi Nema, ancien porte-parole du groupe rebelle Jaysh al-Islam (Armée de l'Islam), arrêté en janvier 2020 à Marseille où il effectuait un séjour d'études, la cour d'appel de Paris a maintenu sa mise en examen en avril 2022, estimant notamment que la loi syrienne prévoyait "par équivalence" plusieurs crimes et délits de guerre définis dans le code pénal français.
- "Intentions du législateur" -
Lors de l'audience, les parties se sont tournées vers les "intentions du législateur" lorsqu'il avait imposé ce critère de double incrimination, ainsi que celui de la "résidence habituelle", également invoqué par la défense de Majdi Nema pour contester sa mise en examen.
S'appuyant sur les débats parlementaires ayant précédé l'adoption de cette loi, Emmanuel Piwnica, avocat de la FIDH, a estimé que la double incrimination ne signifiait "pas" que les faits devaient "recevoir une qualification identique". Selon Gilles Thouvenin, conseil de M. Chaban, au contraire, "les pouvoirs publics adhèrent à une interprétation restrictive de la compétence universelle".
"Vous ne pouvez pas changer une doctrine au gré des influences", a-t-il lancé, estimant qu'il en allait "de la légitimité de la Cour de cassation".
Louis Boré, avocat de Majdi Nema, a, lui, observé que la Syrie n'était "pas un État coopératif". Dans ces conditions, impossible pour les juges de solliciter de la justice syrienne une coopération judiciaire, permettant d'instruire à charge et à décharge contre les ressortissants syriens accusés en France.
"Compte tenu de la gravité des faits reprochés aux mis en cause et de la lourdeur des peines, il vaut mieux pas de justice du tout qu'une justice de mauvaise qualité", a-t-il estimé.
Sur le critère de la résidence habituelle, il a souligné que l'intention du législateur était d'éviter que la France ne devienne un sanctuaire pour les criminels de guerre. Mais il a fait valoir que M. Nema n'avait "jamais voulu faire de la France un sanctuaire où il allait éviter des poursuites", puisqu'il s'apprêtait à en repartir, n'étant en France que pour un séjour de trois mois.
Appelant à une "interprétation souple" de la double incrimination et à ce que la compétence universelle ne devienne pas "lettre morte", François Molins, procureur général près la Cour de cassation, a préconisé le rejet des pourvois.
Il a souligné que si la justice française était déclarée incompétente, les personnes demandant l'asile en France et signalées à l'autorité judiciaire car soupçonnées d'avoir commis ce type de crimes resteraient "impunies" sur le territoire, n'étant ni extradables ni expulsables.