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Depuis le camp de base du K2 dans l'Himalaya pakistanais, Sajid Ali Sadpara aperçoit le deuxième plus haut sommet du monde qu'il s'évertue à nettoyer de ses déchets, en hommage à son père dont c'est l'ultime demeure.
Pour escalader "la montagne sauvage", perchée à 8.611 mètres d'altitude, Sajid revêt une combinaison chaude ornée d'un drapeau vert du Pakistan. Ainsi équipé, il dégage de l'emprise de la glace des bouteilles d'oxygène usagées, des toiles de tentes et des cordes abandonnés au fil des décennies par les alpinistes.
En une semaine, quelque 200 kilos de détritus sont ramassés par cinq personnes, sur les flancs de cet éperon rocheux. Puis, tout est descendu de manière périlleuse dans un des environnements les plus hostiles de la planète.
C'est sa manière de rendre hommage à son père, la légende de l'alpinisme Ali Sadpara, mort en 2021 lors d'une expédition avec son fils Sajid sur cette montagne dont l'ascension très difficile, surtout en hiver, est l'aboutissement d'une vie pour certains himalayistes. Son corps y repose désormais.
"Je le fais avec mon coeur", explique Sajid à l'AFP au camp de base du K2, situé 5.150 mètres d'altitude, où il est déjà difficile de respirer.
"C'est notre montagne", affirme le jeune homme de 25 ans, tout en évaluant l'ampleur de la tâche qui l'attend. "Nous en sommes les gardiens".
Ce sommet aux confins nord du Pakistan doit son nom à un géomètre de l'Inde britannique dont ce fut la deuxième montagnes mesurée de la chaîne du Karakoram.
Situé dans un cul-de-sac glacial à la frontière chinoise, à des jours de marche de toute localité, son ascension est réputée plus compliquée et techniquement plus exigeante que celle de l'Everest, plus haut de 238 mètres.
- Héros national -
Conquis pour la première fois par des Italiens en 1954, l'hiver, les rafales de vent peuvent atteindre les 200 km/h et les températures chutent jusqu'à -60°C.
Après deux jours de marche sur des chemins au fond de vallées et quatre jours à travers le glacier Baltoro - une masse gelée de 63 kilomètres balayée en permanence par une tempête et jonchée de crevasses - le premier coup d'oeil sur le K2 fait frémir les alpinistes.
Pourtant, "nous l'aimons plus que la vie elle-même parce qu'il n'y a aucun endroit d'une telle beauté sur terre", estime Muhammad Ishaq, directeur du parc national du Karakoram central (CKNP).
Ali Sadpara faisait partie des meilleurs alpinistes du monde, une discipline pourtant largement dominée par les occidentaux. Il est un héros national qui a conquis huit des 14 sommets de plus de 8.000 mètres de la planète.
"Il a porté haut le nom du Pakistan", se félicite Abbas Sadpara, 48 ans, un alpiniste chevronné sans lien de parenté avec son célèbre compatriote, qui a guidé l'équipe de l'AFP jusqu'au K2.
Il y a deux ans, Sajid tentait une périlleuse ascension hivernale du K2 avec son père et deux étrangers lorsque, malade, il a été contraint de rebrousser chemin.
Les trois hommes ont poursuivi l'ascension avant d'être retrouvés morts sous le "bottleneck", un couloir étroit et surplombé par des séracs mençants sur la dernière ligne droite avant le sommet.
Sajid a récupéré le corps de son père et accompli les rites islamiques sur une tombe improvisée près du camp 4, dernière étape avant l'ascension. Il a localisé cet endroit avec des coordonnées GPS.
- Tourisme de masse -
Il évoque cette immense perte d'une voix douce, qui ne se laisse pas submerger par l'émotion, dans un des restaurants bruyants d'Islamabad ou dans la ville touristique de Skardu, où une peinture murale représente son père père regardant des expéditions partir.
Mais dans le village voisin de Choghoghrong, il raconte la manière dont son père lui a fait apprécier la nature alors qu'ils travaillaient la terre à l'ombre des sommets.
"Cette vie simple et naturelle, nous l'avons passée ici", explique Sajid, d'origine modeste. "C'est dans ce village que je suis le plus connecté avec la nature".
Mais le K2 continue d'attirer car si c'est un endroit où le risque est extrême, les alpinistes les plus intrépides sont de plus en plus nombreux à vouloir la gravir.
"Nous voulons être sur les montagnes uniquement pour (ressentir) une paix mentale".
"Si nous voyons des déchets, le sentiment est totalement différent", analyse l'alpiniste pakistanais.
"Le K2 n'est plus aussi beau qu'il l'était autrefois. Nous avons détruit sa beauté de nos propres mains", regrette Abbas Sadpara.
Sajid a gravi la moitié des sommets de 8.000 mètres sans apport d'oxygène et n'éprouve aucun ressentiment à l'encontre de ceux qui jettent leur matériel sur les pentes.
"Le nettoyage est quelque chose que l'on ressent personnellement, du fond du cœur".
Le tourisme de masse a également des conséquences sur les plus hauts sommets du monde, jonchés de détritus, à l'image de l'Everest.
La saison dernière, quelque 150 alpinistes ont atteint le sommet du K2, un chiffre record.
- "Ce qui monte doit redescendre" -
"Les déchets posent problème sur deux montagnes: le K2 et l'Everest", explique l'alpiniste norvégienne Kristin Harila, 37 ans, qui en réussissant en juillet l’ascension du sommet pakistanais, a établi un record, gravissant le plus rapidement les 14 sommets de plus de 8.000 m de la planète.
"Les entreprises commerciales emportent plus de matériel", explique Yasir Abbas, du CKNP, a supervisé une campagne en 2022 une campagne de ramassage qui a permis de collecter 1,6 tonne de déchets sur le K2.
"Ce qui monte doit redescendre", souligne-t-il.
Les cordes abandonnées peuvent induire en erreur des alpinistes, les tentes abandonnées obliger les autres campeurs à s'installer dans des endroits plus exposés, à la merci des éléments.
"Ce n'est pas ma poubelle ou ta poubelle, c'est notre poubelle", explique l'alpiniste norvégienne à l'AFP à Islamabad.
En regardant le K2, Sajid Ali Sadpara préfère considérer que "de loin, on ne voit pas les déchets". "Pour moi, le K2 est plus qu'une montagne".