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Malgré la pénurie, les femmes informaticiennes sont toujours aussi rares: pourquoi?

Pas assez d’informaticiens en Belgique. Tel est le constat dressé par le VDAB, l'office flamand de la formation et de l'emploi, qui a donc choisi de recruter au-delà de nos frontières. Via notre bouton orange Alertez-nous, Hélène, récemment diplômée en Sciences Informatiques, nous partage quelques pistes de réflexion. Selon elle, nul doute, pour faire face à cette "pénurie gigantesque", une solution s’impose: attirer davantage de femmes. "Je pense que le nombre d’informaticiens sortant actuellement des universités pourrait facilement être doublé si le nombre de femmes étudiant l’informatique atteignait le nombre actuel d’hommes", nous écrit-elle.

Une inégale répartition qu'Hélène a pu constater. Pendant 5 ans, elle a suivi une licence informatique à l’ULB. Au départ, pas grand-chose ne destinait la jeune femme à exercer la profession. "Je suis plutôt une littéraire", nous avoue-t-elle. Alors qu’elle fait ses études dans le secondaire, son père la convainc de suivre des études d’informatique. La raison ? Le secteur est en pénurie. À l’issue de ses études le travail ne devrait donc pas manquer.


"Les femmes minoritaires depuis toujours"

Dès sa première année, elle est entourée d’hommes. Très peu de femmes à l’horizon. Seulement 7 sur une centaine d’élèves. "Ça n’a pas été un frein pour moi. Ma plus grande crainte était de rater", lâche-t-elle. "En première année, ce n’est pas facile de s’identifier. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte que ça pouvait être un truc de filles", ajoute-t-elle. Hélène nous indique avoir été parfaitement intégrée, tant par ses camarades que par le corps professoral. "Les professeurs m’ont considérée comme un cerveau comme un autre", image-t-elle. Pourtant, au fil des années, elle voit ses collègues féminines se décourager. "Elles étaient très douées, mais se retrouver dans une classe majoritairement masculine fait peur à beaucoup de femmes", explique-t-elle. 

Preuve en est, à l’ULB, les femmes sont très largement minoritaires en sciences informatiques. Cette année, elles sont 35 sur 252 en 1ère année bachelier. Un chiffre pourtant "exceptionnellement" élevé comparé aux années précédentes. "Elles sont minoritaires, et de manière constante. Ça fait 15 ans que je travaille ici et ça a toujours été le cas", nous éclaire Emmeline Leconte, chef du département informatique de gestion.

Du côté de l'ESI, École Supérieure d'Informatique à Bruxelles, même constat. Sur les 575 étudiants scolarisés cette année, seuls 46 sont des femmes. On constate que cette proportion est restée stable au fil des années. En 2015, elles n'occupaient déjà que 8% des rangs à l'ESI, comme en témoignent les chiffres qui nous ont été communiqués.  


82% d'hommes contre seulement 18% de femmes

Tendance également perceptible à l'UCL qui propose deux formations en informatique. "Le nombre d'étudiants augmente continuellement et le nombre de filles augmente plus vite. Mais il reste néanmoins beaucoup, beaucoup trop faible", nous affirme Chantal Poncin, porte-parole. En 1e année bachelier, on compte 14 filles sur 164 étudiants durant cette année scolaire. Elles représentent donc 8,5% des inscrits. Un chiffre en augmentation depuis la création de la filière en 2007 où elles n'occupaient que 3,6% des bancs.

Il nous a été très difficile d'obtenir des données chiffrées afin de permettre de quantifier le nombre de femmes informaticiennes en Belgique. Des données d'Eurostat nous informent que l'accès aux femmes aux métiers du numérique est particulièrement sévère en Belgique. Les femmes ne représentent que 12% des ingénieurs diplômés en "Sciences et Technologies de l’Information et de la Communication". La moyenne européenne se situe pourtant autour de 22%.

Des chiffres du CRef, organe de concertation réunissant les recteurs des institutions universitaires de la Fédération Wallonie Bruxelles, illustrent cette même tendance. Comme le montre notre graphique ci-dessous, la proportion d'hommes étudiant en sciences informatiques est largement supérieur à la proportion de femmes. 

Des freins invisibles, des stéréotypes de genre... Isabelle Collet, informaticienne scientifique de formation,  les connaît bien. Au début des années 2000, elle soutient un doctorat sur "la masculinisation des études d’informatique" puis publie l’ouvrage "L’informatique a-t-elle un sexe?". Celle qui est devenue maître d'enseignement et de recherche sur les questions de "Genre et éducation" à l'Université de Genève, a accepté de répondre à nos questions. La répartition femmes/hommes n'a pas toujours été aussi inégale, nous explique Isabelle Collet. "Avant les années 80, on pouvait dire que la discipline était plutôt féminisée pour un secteur dit 'technique'. Elles n'ont jamais été majoritaires mais on comptait tout de même entre 30 à 40% de femmes parmi les informaticiens. C'était tout de même remarquable. Aujourd'hui, elles atteignent seulement 12% (en France)", indique la sociologue. 


La femme geek, pas vraiment l'image de la femme modèle

Comment expliquer le phénomène ? Début des années 80, le micro-ordinateur arrive dans les foyers. Avant cela, l'informatique était un domaine plutôt abstrait. Seuls ceux qui s'y frottaient savaient réellement en quoi cela consistait. "Avec l'arrivée de cet outil à la maison, les jeunes garçons ont commencé à bidouiller. Comme à chaque fois qu'un nouvel outil informatique apparaît, ce sont les hommes que l'on équipe en premier. Les femmes sont ainsi naturellement écartées", précise Isabelle Collet. Lorsque ces jeunes garçons arrivent en entreprise, on leur présente donc un outil qui ne leur est pas complètement étranger. "Ça crée une continuité entre ce que je bidouillais et ce que je fais en entreprise", éclaire l'informaticienne. Il a des facilités et on recrute donc naturellement des hommes pour occuper la profession. 

À cela s'ajoute la volonté des gouvernements de former la jeunesse à l'informatique. Les écoles augmentent la taille de leurs filières, et les nouveaux profils recherchés sont des jeunes hommes. "Dans la presse y compris, on découvre des messages très genrés, tels que 'Madame fait la vaisselle et Monsieur calcule le budget' ", caricature Isabelle Collet. Et globalement, depuis 40 ans, l'histoire se répète. Le secteur souffre d'une mauvaise représentation. La première "geek" femme représentée dans la littérature n'est autre que Lisbeth Salander, l’une des héroïnes de la série de romans Millénium de Stieg Larsson. Introvertie, asociale, un look de garçon manqué... En bref, pas vraiment l'image de la femme idolâtrée. 

À travers ses formations, Isabelle Collet tente de faire bouger les choses. À Genève, elle donne des cours aux enseignants pour les sensibiliser à la "pédagogie de l'égalité". Une façon de réduire les inégalités liées au genre qui perdurent dans le système éducatif. "À l'école, même si on ne décourage pas explicitement les femmes, on ne les encourage pas particulièrement. Dès qu'elles présentent des difficultés en technique, on les oriente vers autre chose. J'ai déjà rencontré des étudiantes qui, résignées, me disaient, que ce n'était pas fait pour elles. C'est ce qu'on leur fait croire", note-t-elle avant d'ajouter. "Il n'y a pourtant pas de cerveau rose ou bleu, pas de cerveau pré-codé. Rappelons d'ailleurs que le premier programme informatique a été créé par une femme, Ada Lovelace (...) Évidemment que le système éducatif a son rôle à jouer".

On a décidé de faire des formations non mixtes pour apporter plus de mixité dans le secteur

Des initiatives se créent pour tenter d’attirer davantage de femmes. À Bruxelles par exemple, un centre de formation exclusivement destiné aux femmes en recherche d'emploi en informatique, langue et gestion existe depuis une trentaine d’années. À la tête d’Interface3, Laure Lemaire, pour qui attirer des femmes est devenu la mission principale. "On a décidé de faire des formations non mixtes pour apporter plus de mixité dans le secteur. Aujourd’hui, les femmes sont largement minoritaires dans l’informatique. On travaille donc pour tenter d’éliminer ces freins invisibles qui expliquent cette inégale répartition", indique-t-elle.

Chez Interface3, le profil des élèves ne diffère guère. "Dans l’informatique, on trouve des métiers exigeants. Étant donné que notre formation ne dure qu’une année, il faut une capacité logique importante. Notre public est donc plutôt doté d’un certificat dans le supérieur ou d’un baccalauréat. Pas mal de personnes se réorientent. On a des femmes qui réalisent que l’informatique est omniprésent et donc qui se forment. Et d’autres qui ne trouvent pas de travail après avoir fait des études de niche", précise Laure Lemaire.


"Aura-t-on le courage et la volonté de changer les choses?"

"En s’adressant uniquement à des femmes, on ne les met pas en compétition avec les hommes qui peuvent déjà avoir des prérequis. Cela a des vertus pédagogiques. Cela permet de construire sa confiance sans tomber dans les stéréotypes". La formation proposée dure une année avec 35 heures de cours par semaine. À l’issue de celle-ci, un stage de deux semaines en entreprise est proposé afin "d’armer au mieux" les élèves au marché de l’emploi. Chaque année, environ 75 femmes obtiennent leur diplôme. "Le taux d’emploi des femmes qui ont suivi cette formation atteint 75 à 80%", nous assure la directrice d’Interface3. 

Parmi les étudiantes qui ont rejoint d'Interface3, Mathilde. Cette jeune femme de 30 ans suit actuellement une formation de "web application developer". En clair, elle se prépare à concevoir des applications via des technologies de programmation. Cette formation s'étend jusqu'en 2020 et devrait permettre à la jeune femme de trouver un travail dans le secteur des TIC. Après des années de journalisme, rien ne laissait pourtant présager une telle reconversion.

Lors de ses études supérieures, Mathilde présente des lacunes en mathématiques. "Etant donné que j'étais mauvaise en maths, je me suis dit que je n'avais pas non plus de logique. Ce qui s'est révélé faux, mais à l'époque je ne le savais pas", nous indique-t-elle. La jeune femme opte donc un parcours littéraire. "Il y avait aussi ce stéréotype selon lequel tout ce qui était à trait à l'informatique était forcément masculin. C'est une question d'éducation, je pense", nous explique-t-elle. 

À l'issue de sa formation, Mathilde devient journaliste radio. Pendant plusieurs années, elle enchaîne les flashs sur les radios locales. Et puis, une forme de lassitude survient. "Ça devenait trop répétitif et il y avait une forme de facilité", lâche-t-elle. Avant d'ajouter: "Durant les dernières années, j'ai dû couvrir les attentats en France. Et en fait, j'ai trouvé ça super dur. Je suis sortie de là en me disant que je n'avais plus d'empathie". 

On est toutes là à se dire qu'à la fin, on aura du travail

La Française quitte son travail et entreprend des voyages à l'étranger. Elle créé un blog où elle partage ses aventures. Et c'est là que le déclic survient. Dans la conception de son blog, elle redécouvre l'informatique, la programmation et se souvient de ses premiers cours de code. Quelques années après, elle décide de se lancer. En Belgique depuis juin dernier, elle entreprend donc une formation chez Interface3. Bien évidemment, cette décision surprend quelque peu son entourage. "Il y a eu des étonnements du côté de mes parents. Mais encore une fois, c'est une question d'éducation. Je pense qu'ils ne m'imaginaient pas là-dedans", avoue-t-elle. 

A Interface3, Mathilde décrit "une ambiance studieuse". "On est toutes là à se dire qu'à la fin, on aura du travail", sourit-elle. A l'heure actuelle, elle se voit bien data architecte ou data analyste. "Ce qui me plaît le plus, ce sont les bases de données", concède-t-elle. Elle nous explique ne pas craindre son insertion dans un milieu essentiellement masculin. "En fait, au travail, ce n'est jamais très facile quand on est une femme. Le secteur de l'informatique ne me fait pas plus peur que ça", souffle-t-elle.

Une fois recrutées, le chemin reste long pour ces femmes, nous précise la sociologue Isabelle Collet. "Ce n'est pas le tout de les recruter. Il faut pouvoir offrir aux femmes une possibilité de carrière sinon elles partent ailleurs. On observe des femmes qui, informaticiennes de formation, quittent le secteur, simplement parce qu'on ne leur offre pas une perspective d'évolution. Promouvoir des talents plutôt que des hommes pourrait être une bonne idée", estime-t-elle.

Isabelle Collet nous assure qu'une prise de conscience se fait. "Jusqu'en 2015, c'était le désespoir. Je faisais face à un océan d'indifférence. Mais depuis le début de mes travaux, je vois enfin un progrès. Mais aura-t-on le courage et la volonté de changer les choses?", conclut-elle. 

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