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Quand l’industrie du tabac propose ses avocats à l’Etat belge

L’Etat doit défendre son point de vue sur la vente de cigarettes, et les bénéfices qu’il en tire via les accises, devant la Cour européenne de Justice. Un ou plusieurs fabricants de cigarettes auraient fait preuve de zèle, proposant leurs avocats et demandant accès au dossier confidentiel.

L’industrie du tabac ne prend pas à la légère les menaces potentielles qui peuvent peser sur elle. Ainsi l’illustre l’affaire qui a démarré au mois de mars. Un procès se tient au tribunal civil de Namur. Le président de la 4e chambre y traite une affaire mettant aux prises le fisc à la Défense. Le premier réclame à la seconde quelques milliers d’euros d’accises sur des cigarettes ramenées d’Albanie par des militaires belges en opération de maintien de la paix. Le contingent s’était vu fournir ces cigarettes. La mission ayant été écourtée, il s’était retrouvé avec un surplus. Rentrés au pays, deux sous-officiers se sont chargés de revendre ces cigarettes. Mais, donc, sans payer la moindre accise. L’administration des douanes et accises a eu vent de l’affaire qui a dès lors été portée devant la justice. Ce dossier très spécifique n’aurait jamais atterri dans les médias, au mois de juin, s’il n’y avait eu le juge et ses questions embarrassantes.

Interdire la vente de cigarettes en Belgique

En effet, lors du procès, le juge Baudouin Hubaux émet le souhait d’obtenir une série de réponses au niveau européen avant de statuer sur le litige. Il pose une série de questions préjudicielles (Qu'est-ce qu'une question préjudicielle?) à la Cour européenne de Justice. On peut résumer ces questions par celle-ci : est-il normal que la vente de cigarettes (et par extension les accises que l’Etat perçoit), persiste alors que le caractère nocif du tabac est scientifiquement démontré, alors qu’elle est en contradiction avec plusieurs lois européennes de santé publique ?

La question peut prêter à sourire tant on s’est habitué à cette contradiction mais théoriquement la Cour pourrait juger illégale la fabrication, l’importation et la vente de cigarettes en Belgique. L’affaire termine dans les médias, belges mais aussi européens, au début du mois de juin. Tout le monde s’intéresse à celui qu’on surnomme "le juge qui voulait interdire la clope".

L’administration belge prépare sa défense

Interdire la cigarette ? Aucune chance d’aboutir à une telle extrémité mais si la Cour estime recevables les questions préjudicielles du juge Hubaux, l’issue de la procédure, qui devrait durer un an et demi, est toutefois inconnue, incertaine. Celle-ci pourrait mener, pourquoi pas, vers un cadre permettant des décisions judiciaires réclamant aux fabricants des indemnisations aux victimes du tabac (Plusieurs procès ont défrayé la chronique aux Etats-Unis dans les années 90). Cette incertitude ne paraît guère convenir à certains fabricants de tabac qui semblent vouloir ne rien laisser au hasard et mettre toutes les chances de leur côté. Au point de faire preuve d’un zèle particulier. Nous arrivons au nœud de l’affaire.

Actuellement, plusieurs SPF (Service Public Fédéral) travaillent en concertation afin de préparer la défense de l’Etat belge devant la Cour européenne de Justice. Il s’agit des Affaires étrangères, de la Défense et de la Santé Publique. Ces départements formuleront des observations argumentées susceptibles d’être présentées devant les juges européens.

L’industrie du tabac propose l’aide de ses avocats

Il faut croire que l’industrie du tabac ne fait guère confiance aux services publics. Selon plusieurs sources souhaitant garder l’anonymat, un ou plusieurs fabricants de cigarettes ont proposé à l’Etat leurs meilleurs avocats pour s’occuper de sa défense. Eubelius qui se dit le plus gros cabinet d’avocats indépendant du pays a en effet approché plusieurs SPF, au moins la Défense et les Affaires étrangères, pour proposer gratuitement ses services, au nom de son client couvrant l’entièreté des frais. Un comportement inhabituel et plutôt vexant pour l’administration publique: cela reviendrait à dire qu’elle est incapable d’assurer sa défense elle-même. De plus, il se dégage comme un parfum cynique à imaginer l’Etat défendant la cigarette grâce aux avocats de fabricants, ceci alors que le tabac constitue un problème de santé publique majeur, entraînant chaque année plusieurs milliers de décès dans notre pays.

Refus de l’aide, rejet de la demande

Les SPF ont refusé cette aide gratuite. Mais le cabinet d’avocats ne s’est pas arrêté là et, selon nos sources, aurait alors demandé à obtenir les documents relatifs à la procédure, ceci afin de tenir informé son client du cours de l’affaire. Cette fois encore, les SPF ont rejeté catégoriquement cette requête, ces documents étant confidentiels.

La troisième étape est à prendre au conditionnel. C’est cependant la plus frappante. Une de nos sources affirme qu’il pourrait avoir été suggéré à des fonctionnaires de trouver un accord à l’amiable dans le cadre du procès du juge Hubaux. Si un tel arrangement était trouvé, tout s’arrêterait. Le procès serait annulé et, par conséquent, la procédure préjudicielle aussi : la Cour européenne de Justice n’aurait pas à remettre un avis. Aucune autre source ne confirme toutefois cette hypothèse qui reste à considérer avec une extrême prudence.

No comment

Les différentes parties mises en cause ne font aucun commentaire. Le cabinet d’avocats indique ne communiquer aucune information concernant ses dossiers. Il refuse d’ailleurs de confirmer ou infirmer l’existence même du dossier qui nous occupe. Du côté du SPF Affaires étrangères, on n'est guère plus bavard. Son porte-parole rappelle le caractère confidentiel de ce genre de procédures, se bornant à dire que les départements des Affaires étrangères, de la Défense et de la Santé publique travaillent effectivement en concertation afin de formuler des observations qui seront présentées devant la Cour européenne de Justice. Il a ajouté qu'aucun avocat n'était désigné dans cette affaire.

Ces informations ne révèlent en elles-mêmes aucun caractère illégal dans la démarche du ou des fabricants de cigarettes. Il s’agit de lobbying. Des milliers de sociétés exercent un lobbying effréné auprès de la Commission européenne tout au long de l’année. Mais le lobbying décrit ici n’est, semble-t-il, pas courant.

Accise : taxe perçue sur la consommation (parfois aussi le seul commerce) de certains produits dans un territoire.  Selon la dernière directive européenne en date, les produits suivants sont soumis à l'accise: les huiles minérales, l'alcool et les boissons alcoolisées, les tabacs manufacturés. En savoir plus

Question préjudicielle : une question qu'un tribunal national d'un Etat membre de l'Union européenne peut poser par écrit à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La question ne peut porter sur le fond de l'affaire, mais sur l'interprétation d'une ou plusieurs normes de l'Union. La réponse de la CJUE est définitive et contraignante quant au sens que le juge national doit donner à la disposition dont il a demandé l'interprétation. En savoir plus

Des milliards de dollars de dédommagement aux Etats-Unis: plusieurs procès impliquant des fabricants de cigarettes ont émaillé la Justice américaine ces dernières décennies. Le premier procès individuel définitivement gagné par un fumeur date de 1996 (indemnité de 0,75 million de dollars). Les procès ont augmenté rapidement à partir du milieu des années 1990. La plupart ont abouti à des accords à l’amiable entre les états et les producteurs. De nombreux états américains ont signé des accords de dédommagement avec les fabricants: 6,6 milliards de dollars pour le Minnesota, 3,6 milliards pour le Mississippi, 20 milliards pour la Californie et l'Etat de New York, 11,3 milliards pour la Floride, 1 milliard pour l'Alaska, etc. Ces accords ont complété celui du 20 juin 1997, signé entre 40 Etats et l'industrie du tabac américaine, stipulant que les Etats recevraient 368,5 milliards de dollars de dédommagement sur 25 ans.

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