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"Jall aux yeux": du rock bosnien à l'accent français

Personne ne comprend trop les paroles, mais les amateurs de rock bosnien commencent à se presser aux concerts de "Jall aux yeux": ce groupe originaire de Bihac, dans le nord-ouest de la Bosnie, chante... en français.

Pourtant, l'auteur des textes, Jure Petrovic, 31 ans, est le seul des sept musiciens à parler la langue de Molière.

Le chanteur Sanel Jusic se contente d'apprendre par cœur les retranscriptions phonétiques des 17 chansons du répertoire.

"Je suis comme un aveugle et c'est Jure qui me guide sur cette route", dit ce professeur de dessin de 33 ans.

"C'est la mélodie qui est mon moteur. Le français est une langue magnifique, compliquée mais mélodieuse, et j'ai l'impression qu'elle me permet de susciter de l'émotion chez le public", dit-il.

Lui, comme les autres membres de la formation, ont du mal à ne serait-ce que prononcer le nom de ce groupe fondé en 2016, actuellement en tournée et qui s'apprête à sortir son premier album.

"Jall aux yeux", c'est la prononciation de Zaluzje, une bourgade proche de Bihac. En bosnien, "zal" (prononcer "jal"), signifie le chagrin.

- Camus et Django Reinhardt -

"Comme dans notre groupe personne ne parle le chinois, nous avons décidé de faire ça en français", s'amuse Jure Petrovic.

Tous les membres de cette formation sont des enseignants, à une exception près: professeurs de dessin, de français, de latin, d'anglais...

En Bosnie, le français est en perte de vitesse. A Bihac, une ville de 56.000 habitants, elle n'est dispensée dans aucune école. Jure Petrovic, professeur de français, latin et histoire, ne peut enseigner la première de ces matières, aussi écrit-il des chansons dans cette langue "pour ne pas l'oublier".

"Le fait de chanter en français nous a peut-être permis de nous frayer un chemin plus facilement", dit celui qui est également guitariste du groupe.

Les textes de Jure Petrovic sont truffés de références venues de France. La Peste de Camus, le massacre de la Saint-Barthélemy à Paris ou encore le guitariste français de jazz Django Reinhardt s'y donnent rendez-vous.

- La Peste et l'oxygène -

Mais ces textes font aussi souvent écho à l'histoire violente de la Bosnie.

"Qui du sang versé au nom des idéaux?", "Qui de la mère sans ses enfants, qui des enfants sans leurs parents? Je m'en lave les mains, mais elles sont pleines de sang", chante Sanel Jusic.

Dans une autre chanson, il se fait accompagner par Camus pour célébrer le retour de la paix: "Le bacille a disparu, la peste est partie". "C'est un thème universel (...) La peste de Bosnie c'est la guerre, mais aussi la société après la guerre, cette incapacité d'aller vers l'avenir" dans un pays ethniquement divisé, explique l'auteur.

Captant des influences multiples, jazz, blues, pop-rock, punk, ou encore sevdah traditionnel bosnien, mêlant guitare, basse, batterie avec trompette, saxophone et mandoline, la musique tient toutefois la mélancolie à distance.

"C'est une musique organique, très vive. Elle n'est pas enchaînée par des règles quelconques, elle est naturelle et diversifiée", estime le batteur et percussionniste Adnan Suljanovic, un professeur d'anglais de 45 ans.

Dans un pays ravagé par une guerre intercommunautaire (1992-95), puis épuisé par plus de vingt ans de querelles, ces musiciens veulent transmettre "joie" et "optimisme", dit-il.

"Ce groupe est vraiment frais. J'ai l'impression d'avoir reçu une dose d'oxygène", lance à la sortie d'un concert à Sarajevo, Asja Tiro, une étudiante de 21 ans qui ne parle pas français.

"Avec un peu de notre folie balkanique et de liberté française, passées par un filtre littéraire assumé par Jure, on arrive à quelque chose de plutôt chouette", dit Adnan Suljanovic.

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