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A Moscou, un théâtre tzigane cultive une fragile "amitié des peuples"

Chants, robes de gitanes et guitares endiablées: un théâtre de Moscou attise la flamme romantique de la musique tzigane, souvenir d'une époque où ces spectacles occupaient une place de choix dans le divertissement soviétique, avant de perdre de leur éclat.

Symbole de l'"amitié des peuples" prônée officiellement par l'URSS, le théâtre Romen occupe un bâtiment massif près du centre de la capitale russe. Financé entièrement par l'Etat russe, il s'y perpétue une image positive des Roms, appelés ici Tziganes.

En juin, la mort d'un homme lors de heurts impliquant des Roms dans un bourg du sud du pays est pourtant venue rappeler que les relations avec cette minorité hétérogène restent, comme dans le reste de l'Europe, complexes et teintées de violences.

Lors de la visite de l'AFP au théâtre Romen, l'heure est à la musique. Le spectacle à l'affiche, "Nous Tziganes", remonte une odyssée mythique de l'Egypte ancienne à l'Esmeralda du Bossu de Notre-Dame, sans oublier quelques détours par le flamenco.

"Notre spectateur ne cherche pas un jeu dramatique très subtil mais vient plutôt trouver une forme d'exotisme", glisse en coulisses la chanteuse Valeria Ianycheva.

"Au début du XXe siècle, il y avait d'abord ici le célèbre restaurant Yar où les marchands, les artistes et les nobles venaient festoyer avec les Tziganes", raconte avec plaisir, de sa voix suave, l'artiste Nikolaï Lekarev.

Une source de fierté, bien sûr, pour la troupe Romen qui compte une soixantaine de membres.

"Prenez n'importe quelle chanson. Excusez mon manque de modestie, mais personne ne la chantera comme un Tzigane. Personne!", fanfaronne Nikolaï Lekarev.

- Romantisation -

Lors de sa création en 1931, le théâtre Romen représentait un fleuron de la politique des nationalités des années 1920 et 1930. Linguistes, artistes et ethnologues oeuvraient alors à documenter, promouvoir et figer la culture des nombreuses ethnies formant l'URSS. Par ce biais, le Kremlin voulait notamment juguler les mouvements nationalistes.

"L'URSS était unique dans son ambition d'intégrer les Roms en tant que citoyens égaux (...) dans le cadre plus large de +l'amitié des peuples+", souligne l'historienne américaine Brigid O'Keeffe, auteure d'un livre sur le sujet.

Cette politique encouragea la sédentarisation des Roms et la constitution d'une "élite tzigane", représentée par le théâtre Romen, ajoute Kirill Kojanov, linguiste à l'Académie des sciences de Russie.

En 1969, la troupe Romen s'installa dans ses locaux actuels, un ancien hôtel réservé aux apparatchiks.

Après avoir été célébrée par de grands écrivains russes comme Tolstoï ou Pouchkine, "l'âme tzigane" conserva les honneurs de la culture soviétique. Les artistes roms, inoffensifs politiquement, se produisaient régulièrement au cinéma et à la télévision.

Mais cette période ne dura pas. Avec la décomposition de l'URSS, à la fin des années 1980, le fragile vernis de "l'amitié des peuples", déjà mis à mal par les persécutions du pouvoir contre des minorités non-russes, s'écailla pour de bon.

"Si pendant la période soviétique les Tziganes étaient romantisés et présentés comme des gens qui passent leur temps à chanter et à danser, dans les années 1990, les médias commencèrent à les présenter davantage comme des criminels", regrette Kirill Kojanov.

- Ilot préservé -

Accusés notamment de vendre de la drogue, les Roms firent les frais du chaos économique et social ayant suivi la fin du communisme. Aujourd'hui, ces tensions persistent.

Début juin, une bagarre entre Tziganes et habitants de la ville de Tchemodanovka, à 650 kilomètres au sud-est de Moscou, a fait un mort par arme blanche et la Une de la presse russe. Près d'un millier de Roms ont ensuite fui les lieux.

Trois ans plus tôt, dans la région de Toula (centre), un conflit lié à la livraison de gaz avait entraîné l'intervention de 500 policiers dans un village rom.

"Le pouvoir ne dit jamais qu'il ne veut pas des Tziganes. Mais dans les faits, il ne faut pas compter sur lui pour lutter contre les stéréotypes ou favoriser leur intégration", commente M. Kojanov.

Malgré l'expérience soviétique, les communautés roms sont isolées en Russie et connaissent une faible alphabétisation, des mariages précoces et une grande pauvreté. Officiellement, le pays compte 200.000 Roms, loin toutefois des 2,5 millions vivant en Roumanie et en Bulgarie, selon le Conseil de l'Europe.

En 2014, la seule structure apportant une aide juridique aux Roms russes a été contrainte de fermer à Saint-Péterbourg. Ses responsables refusaient de s'enregistrer, à la demande des autorités, comme "agents de l'étranger" définis par une loi controversée sur le financement des ONG.

Dans ce contexte, le théâtre Romen de Moscou fait figure d'îlot préservé. Une institution similaire à Chisinau, la capitale de l'ex-république soviétique de Moldavie, où vit une importante communauté tzigane, a fermé ses portes depuis longtemps.

"Pour les autorités, le théâtre est un symbole politique et exprime un certain respect", appuie Kirill Kojanov, tout en reconnaissant une "méthode de promotion culturelle un peu datée". En effet, le lieu attire surtout un public âgé et ses spectacles sont loin d'afficher toujours complets.

Selon l'expert, d'autres vecteurs, comme les réseaux sociaux, sont désormais plus efficaces. Et de signaler que dans la version russe du télécrochet "The Voice", des artistes tziganes finissent souvent en bonne position.

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