Accueil Actu

A Rennes, "Mephisto" jette un regard contemporain sur le reniement des valeurs

Peut-on encore être artiste dans un pays dominé par l'extrême-droite ? Jusqu'où fermer les yeux ? En racontant l'ascension d'un artiste assoiffé de reconnaissance, "Mephisto", une création inspirée de Klaus Mann présentée à Rennes, interroge sur les compromis "honteux" passés avec un pouvoir.

La dernière création de Jean-Pierre Baro, présentée jusqu'au 16 mars au Théâtre national de Bretagne (TNB) est l'adaptation sobre et percutante d'un texte de l'auteur et comédien Samuel Gallet librement inspiré du roman "Mephisto" de Klaus Mann.

A Balbek, petite ville de province à l'accent proustien, l'idée d'un "grand remplacement de la race blanche" gagne du terrain. La troupe du théâtre public s'interroge sur ce qu'elle doit faire: continuer à jouer "La Cerisaie" de Tchekhov comme si de rien n'était ? Ou prendre les armes par le verbe en alertant le public sur la montée de l'extrémisme ?

Très vite, un personnage prend le devant de la scène: Aymeric Dupré, interprété par Elios Noël. Ce jeune comédien maladivement assoiffé de réussite entend prendre sa revanche sur une enfance dominée par un père alcoolique, qui a raté sa vie. Tout est bon pour arriver à ses fins: être enfin un artiste qui compte. Opportunisme décomplexé, mensonges et flatteries sont alors les seuls moyens pour lui de conquérir la capitale.

Effrayant d'ambition, Aymeric est le double contemporain du célèbre comédien allemand des années 1920 Gustaf Gründgens. Amant de Klaus Mann, Gründgens s'est attiré les foudres de l'écrivain en acceptant, dans une sorte de pacte faustien, de diriger un grand théâtre berlinois sous le régime nazi.

Quand Aymeric, qui refusait tout dialogue avec l'extrême-droite, accepte lui aussi, au sommet de sa réussite, de diriger le théâtre de Balbek pour "combattre l'ennemi de l'intérieur", son ambition finit par le corrompre. "Tu ne vois rien, tu n'entends rien, tu ne sais pas ce qui se passe dans la vie réelle", lui lance sa compagne Barbara.

Dans la vie réelle, les camps de migrants sont attaqués et les églises brûlent. Un député d'extrême-droite nouvellement élu, interprété par Jacques Allaire, appelle, dans un discours politique glaçant, à préserver "les racines du peuple réel", celui des "peaux blanches" en voie d'extinction.

- Théâtre "forcément politique" -

"Cela faisait un moment que je désirais aborder artistiquement la question du fascisme, du racisme et de la montée du nationalisme en France", raconte Jean-Pierre Baro à l'AFP. "La pensée nationaliste ne cesse de gagner du terrain en Europe, nous sommes dans un cycle identitaire, on parle de grand remplacement", poursuit l'artiste associé au TNB, qui vient de prendre la direction du théâtre des Quartiers d'Ivry.

"Qu’acceptons-nous de ne pas voir pour pouvoir mener nos affaires ?", "Quelle est la nature de ces compromis honteux que nous ne cessons de passer avec notre époque ?", questionnent tour à tour l'auteur et le metteur en scène.

La pièce pose aussi la question des raisons du basculement, rendu possible par une sorte de résignation molle et par l'absence de conscience de l'urgence à résister. Excuse ou manière de se rassurer, Aymeric Dupré finit par se revendiquer comme un républicain qui accepte le verdict des urnes: "Qui suis-je pour dire ce qu'il convient de faire ou de penser ?", dit-il.

"Le réel nous rattrape. Tout résonne dans cette pièce, la montée des extrêmes en Europe comme les +gilets jaunes+. On parle vraiment de la situation politique en France aujourd'hui", souligne Jean-Pierre Baro, pour qui le théâtre est "forcément politique depuis l'attentat de Charlie Hebdo".

Alternance de récits et de dialogues, "Mephisto" est également une représentation, non sans humour, du théâtre par le théâtre, avec ses espoirs et ses travers. "Je voulais questionner plus largement le théâtre public", souligne Samuel Gallet, "son rapport à la politique, sa place problématique dans une société de rendement".

À lire aussi

Sélectionné pour vous