Accueil Actu

Cannes: Wang Bing, marathonien des oubliés du miracle chinois

Son cinéma est absent des écrans chinois. Et pour cause: de film en film, Wang Bing s'intéresse aux laissés-pour-compte du miracle économique de son pays, condamnés à vivoter aux marges de la société, qu'ils soient ouvriers en déshérence, enfants livrés à eux-mêmes, ou victimes oubliées des camps maoïstes.

"Les Âmes mortes", film-marathon de huit heures au titre emprunté au romancier russe Nicolas Gogol, se distingue cette année à Cannes par son exceptionnelle longueur, mais sa durée n'a rien d'inhabituel pour le réalisateur chinois.

Aujourd'hui quinquagénaire, Wang Bing s'est fait connaître en 2003 dès sa première oeuvre, un documentaire-fleuve de neuf heures dépeignant l'existence d'ouvriers privés de travail après la fermeture d'usines étatiques: "A l'Ouest des rails".

Dans l'hiver glacé du nord-est de la Chine, l'artiste filmait la lente agonie d'un complexe industriel autrefois florissant, devenu le symbole de l'effondrement d'un système obsolète.

"Wang Bing filme la dégradation presque à vue d'oeil des monuments industriels (...) La durée s'impose comme une évidence" pour montrer "la progression de la rouille", selon Dominique Païni, ex-directeur de la Cinémathèque française.

Wang Bing se sent de tous les milieux: ses amis "sont ouvriers ou paysans, poètes et écrivains", expliquait-il l'an dernier, après la sortie de son dernier opus, "Argent amer".

Meilleur scénario à la Mostra de Venise, ce documentaire s'immergeait dans la vie des petites mains d'ateliers de confection textile, où des travailleurs endurent la précarité, les logements décatis et les horaires harassants.

"Wang Bing a une telle pudeur et un tel respect que les gens se sentent libres face à lui. Il laisse le sujet venir à lui", estime la sinologue Luisa Prudentino.

- 'Pas de distance' -

Wang Bing se coule dans le quotidien des anonymes de son pays: ermite dans un village abandonné ("L'Homme sans nom"), patients livrés à eux-mêmes dans une institution psychiatrique délabrée ("A la Folie"), noria épuisante de chauffeurs routiers ("L'Argent du charbon")... ou enfants survivant seuls en pleine montagne ("Trois soeurs du Yunnan", 2012).

Né en 1967 dans le Shaanxi (nord), Wang Bing a grandi à la campagne, où se réfugient sa mère puis son père ingénieur pour échapper aux violences de la Révolution culturelle.

Il intègre au mitan des années 1990 la prestigieuse Académie de cinéma de Pékin, d'où sont issus ses illustres aînés Chen Kaige ou Zhang Yimou.

"On apprenait la façon de filmer d'après les films américains d'Hollywood", racontera-t-il plus tard. C'est là cependant qu'il découvre le cinéaste russe Tarkovski, dont l'influence le marquera.

Photographe de formation, Wang Bing commence à filmer, caméra au poing et en prenant son temps, au début des années 2000. Sa caméra s'attarde souvent sur des plans fixes, sans intervenir.

"Quand je commence à filmer, je réfléchis au rapport que j'instaure avec les sujets que je filme", expliquait-il à l'AFP en 2017. "A chaque fois, d'emblée, il n'y a pas de distance. Je rentre naturellement dans leur vie".

- 'Travail de mémoire' -

"Les Âmes mortes", présenté à Cannes, complète deux précédents films que Wang Bing qualifie de "travail de mémoire".

En 2007, "Fengming" était un documentaire atypique constitué d'un unique plan de trois heures: une vieille dame y déroule face caméra le fil de sa vie, les campagnes anti-droitières des années 1950 et l'enfermement de son mari dans un camp de "rééducation par le travail".

Un témoignage poignant dans sa nudité, sans images d'archives, sur les victimes oubliées du "goulag chinois".

Hanté par cette page cruelle de l'édification du socialisme, Wang Bing y revient avec "Le Fossé" (2010), sa toute première fiction, basée sur une centaine de témoignages.

Tourné sans autorisation officielle, il décrit le camp de Jiabangou, dans le désert de Gobi, où 1.500 prisonniers politiques "anti-droitiers" sont décimés en 1960 par la famine. A peine 300 survivront.

"Les Âmes mortes" s'attache à nouveau à l'horreur de ce camp transformé en charnier, et au sort enduré par les rescapés, dont les souffrances encore vives évoquent les cicatrices de la société chinoise tout entière.

"On a tous autour de nous, au quotidien, des gens aux vies difficiles. Ils glissent sans qu'on leur prête attention", déclarait Wang Bing à l'AFP. "La différence, c'est qu'à l'écran on s'arrête sur leurs problèmes".

À lire aussi

Sélectionné pour vous