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Tous en ligne? Le travail à distance à l'épreuve du coronavirus

Des bureaux déserts, des salariés à domicile jonglant entre leur travail, l'éducation des enfants et les repas: le recours massif au télétravail pendant l'épidémie de coronavirus porte en germe de nouvelles pratiques, pas forcément favorables aux travailleurs, selon les experts consultés par l'AFP.

"Ce qui est criant, dans la situation actuelle, c'est qu'on demande aux gens de télétravailler, de faire la maîtresse, de faire la cantine, et donc une partie des salariés vont se rendre compte que certes, c'est confortable de travailler chez soi, mais d'autres vont réaliser qu'on ne peut pas télétravailler si on est soumis à d'autres activités", note François Sarfati, sociologue du travail.

"Ce qui fonctionne dans un contexte de crise, quasi-traumatique, ne fonctionne pas durablement", observe Xavier Alas Luquetas, psychothérapeute et responsable du cabinet Eléas spécialisé dans les risques psychosociaux.

"Les gens qui travaillent dans des cadres de travail dégradés (difficultés de réseau, enfants, conjoint, pas d'espace dédié, coupés de leurs collègues et de leur hiérarchie...) vont puiser dans leurs ressources. Ils fonctionnent aujourd'hui en état de stress, avec l'épée de Damoclès qu'est la maladie, pour faire face à une situation anxiogène".

Tous deux estiment que cette situation exceptionnelle ne pourra pas durer, sauf à "prendre tous les risques, notamment celui de perdre le sentiment d'appartenance qui est structurant pour les organisations de travail", selon Xavier Alas Luquetas.

- "tentation" de délocaliser -

La "tentation" peut toutefois venir aux dirigeants d'entreprise de généraliser le travail à distance.

D'autant que les managers ont opéré "ces dernières années un renversement complet", selon François Sarfati: "il y a dix ans, ils le prenaient avec des pincettes, avec l'idée que le salarié devait être sous le regard de son chef. Aujourd'hui se développe la croyance patronale que le télétravail est plutôt une occasion d'avoir des salariés plus performants, qui vont travailler plus!"

Au risque d'alourdir la charge, que le télétravailleur peut répartir comme bon lui semble, après avoir étendu sa lessive et fait son jogging. "Il y a le risque d'une conception extensive du travail, qui peut déborder sur la vie privée", observe François Sarfati.

Déjà, "la frontière entre travail et hors travail est de plus en plus ténue", grâce aux outils numériques, les Zoom, Slack, WhatsApp et autres messageries d'entreprises. Le risque est de ne jamais décrocher, "avec un deal qui serait que vous allez vous y retrouver puisqu'on vous économise le temps de transport, on vous permet de vous organiser confortablement..."

Evelyne Serverin, spécialiste en droit du travail, craint moins pour le télétravail, encadré par le Code du travail, que pour les nouvelles formes de travail indépendant.

"Ce que je redoute plutôt, c'est que cette expérience de télétravail va donner des idées pour remplacer des salariés par des non salariés", souligne-t-elle.

"Si pendant un mois et demi, je n'ai pas eu besoin d'avoir mes salariés sous la main et qu'ils ont quand même fait le job, est-ce que je ne pourrais pas délocaliser ce travail? Il y a certains secteurs où cette idée pourrait venir. Et puis peut-être des emplois dont on pourrait se passer tout court".

Des secteurs entiers fonctionnent déjà avec des emplois externalisés: traducteurs et correcteurs de l'édition, pigistes de la presse, travailleurs du clic (qui nourrissent l'intelligence artificielle avec des micro tâches comme identifier des objets dans une photo...) ou livreurs des plateformes.

- déshumanisation du travail -

Pour Dominique Méda, directrice de l'Institut de recherche en sciences sociales (Paris Dauphine), "le développement des applications de commande et de livraison en une période où les contacts sont risqués" est "dramatique, parce que ces plateformes s'accompagnent souvent d'une division du travail encore plus poussée et de formes de déshumanisation du travail et de nouvelles formes de domesticité".

L'économiste Daniel Cohen pointe lui aussi dans l'Obs le risque d'une transformation de "toute l'économie des services, faite de face-à-face entre le client et le prestataire", grâce au numérique. "On peut faire des cours à distance, soigner à distance, acheter sans aller en boutique ... Tout cela va connaître un coup d'accélérateur imprévu". Or, "la recherche de gains de productivité se paie toujours d'une déshumanisation du travail", estime-t-il.

François Sarfati craint que "l'épreuve du confinement" rebatte les cartes sur plusieurs sujets, comme "la coupure nette entre la semaine et le week-end, l'enjeu très fort et la bagarre très longue sur le travail du dimanche, sur le travail de nuit".

Beaucoup dépendra "du rapport de force entre salariés et employeurs, et sur ce sujet-là, je dois dire qu'on peut nourrir des craintes", dit-il.

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