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1968, le "mai rampant" des paysans de Loire-Atlantique

"Place au peuple": à Nantes, en Mai 1968, la pancarte est brandie par des agriculteurs défilant au côté d'ouvriers et d'étudiants. Cette alliance peu commune perdurera dix ans durant, alors qu'éclot un radicalisme paysan, précurseur des luttes du Larzac et de Notre-Dame-des-Landes.

24 mai 1968. Partout en France, on manifeste. A Nantes, environ 2.000 agriculteurs du département prennent la tête du cortège, défilant avec tracteurs et remorques jusqu'à la Place Royale, rebaptisée en "Place au peuple", puis "du peuple", rapporte le lendemain la presse locale. Perchés sur une statue, ce sont des paysans qui tiennent la banderole proclamant: "Non au régime capitaliste. Oui à la révolution complète de la société".

Ouvriers, paysans et étudiants au "coude à coude", une exception nantaise ? "Il y a eu une conjonction très particulière dans l'Ouest", souligne auprès de l'AFP René Bourrigaud, animateur syndical dans les années 1970 et auteur de nombreux travaux sur le syndicalisme agricole.

Ce fils de paysans a vécu cette période comme "un choc personnel", entre l'organisation des manifestations à Angers où il était étudiant et le retour à la campagne, "un autre monde où le dialogue n'était pas possible".

La présence d'agriculteurs dans les cortèges nantais n'est pas venue de nulle part. Dès la fin des années 50, une nouvelle génération arrivée aux responsabilités au sein du syndicat unitaire dans l'Ouest, la FRSEAO, rompt avec les stratégies de ses prédécesseurs, notables traditionnels, et opère un rapprochement spectaculaire avec le monde ouvrier.

- "L'Ouest veut vivre" -

Cela débouche fin 1967 sur la signature par les organisations ouvrières et paysannes d'une plateforme commune de revendications. "La thèse est que si les ouvriers améliorent leur pouvoir d'achat, ils vont consommer davantage de produits agricoles", retrace René Bourrigaud.

Une journée de grève générale, accompagnée de manifestations dans seize villes de Bretagne et des Pays de la Loire, est annoncée au printemps: elle aura lieu le 8 mai 1968, avec pour slogan "L'Ouest veut vivre".

"Ce jour là, il pleut, le temps est pourri, des étudiants viennent les soutenir et montent une barricade", décrit Christophe Patillon, l'un des gardiens des archives conservées au Centre d'histoire du travail de Nantes. "A leur corps défendant, ouvriers et paysans sont plongés dans Mai 68 avant Mai 68", estime-t-il. Ces manifestations réuniront 100.000 personnes dans tout l'Ouest, 10.000 à Nantes.

Pour René Bourrigaud, le Mai 68 des paysans de Loire-Atlantique est une sorte de "mai rampant", à l'image du mouvement étudiant de 1968 en Italie surnommé ainsi en raison de sa durée.

Pendant la décennie suivant les événements de Mai, une fraction minoritaire du monde paysan, aux idéaux révolutionnaires, multiplie les luttes foncières et les actions virulentes, entraînant un délitement de l'unité syndicale.

- "paysans-travailleurs" -

La première fissure a lieu en novembre 1969: des militants du CDJA (Jeunes agriculteurs) "interceptent un dimanche matin" Olivier Guichard, ministre du Général de Gaulle, et "l'obligent à visiter une ferme" à Plessé, raconte René Bourrigaud. Trois dirigeants seront interpellés le lundi matin et emprisonnés.

Malgré la mobilisation des paysans et des ouvriers pour obtenir leur libération, "cette affaire a marqué la vraie rupture au sein des organisations. Une série de personnes ont décroché en disant +Les jeunes vont trop loin+", explique M. Bourrigaud, aujourd'hui maire de Treffieux (Loire-Atlantique).

L'année suivante, le leader syndical Bernard Lambert publie un livre au titre provocateur, "Les paysans dans la lutte des classes", qui lui vaudra d'être expulsé du secrétariat général de la FRSEAO.

Il incite, après une "grève du lait" en 1972, à la création de syndicats de "paysans-travailleurs", actifs dans le département dans les luttes contre le projet de centrale nucléaire au Pellerin ou celui d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Bernard Lambert sera aussi à l'origine de la marche de 1973 sur le plateau du Larzac, où il fera la connaissance d'un jeune de 20 ans, José Bové.

Dix ans après Mai 68, la FNSEA décidera d'exclure sa fédération de Loire-Atlantique, trop contestataire, signifiant ainsi les débuts du pluralisme syndical agricole.

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