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Albanie: razzia sur la côte

Quand la police l'a interpellé en janvier, Rrahman Qosja a compris qu'il était victime d'une usurpation d'identité: un terrain littoral public avait été vendu en son nom, une escroquerie courante en Albanie.

"C'est une mafia, plus dangereuse encore qu'une mafia", s'indigne le septuagénaire, paysan de Stërbeg (centre), un petit village à flanc de colline à 7 km de l'Adriatique.

Dans son malheur, il n'était pas seul: 180 citoyens lambdas ont été victimes de cette fraude. Ils sont supposés s'être partagé un terrain dépendant de la base militaire de Rreth-Greth, qu'ils auraient vendu à un homme d'affaires, selon le procureur de Kavaja en charge de l'enquête, Artan Madani.

Spectaculaire, ce cas est tout sauf unique.

"Le schéma semble le même" dans chaque dossier, décrit à l'AFP Lutfi Minxhozi, le directeur de la lutte contre la criminalité financière au sein de la police. Et il est très simple: des escrocs, blanchisseurs d'argent sale ou promoteurs véreux, établissent avec la complicité de notaires, de fonctionnaires et d'élus corrompus, de faux certificats de propriété au nom de particuliers laissés dans l'ignorance. Puis ils "achètent" ces terrains, propriétés de l'État, et les revendent au prix fort ou y bâtissent villas, immeubles et hôtels.

- Le fossoyeur possédait 220 hectares -

Sous couvert d'anonymat, un haut responsable judiciaire raconte à l'AFP comment un fossoyeur de Vlora (sud), perle du littoral albanais, était ainsi, sans le savoir, "propriétaire" de 220 hectares d'un terrain militaire dans la péninsule de Karaburun...

Début mars, les autorités ont décidé de passer au crible 30.000 titres de propriété portant sur 200 km2 de littoral, selon l'administration en charge du schéma urbain. Trente-cinq agents cadastraux ont déjà été limogés. Et toutes les ventes concernant 450 km de côte de Shengjin (nord) à Saranda (sud), soit la quasi totalité du littoral, ont été suspendues le 14 mars.

En février, une dizaine de bars et de restaurants de plages avaient déjà été détruits près de Golem (nord). Des comptes bancaires, des villas, des terrains et des hôtels sont de plus en plus souvent saisis.

Le phénomène est un résumé des maux albanais: corruption, pillage du bien public, cadastre anarchique, côtes défigurées par le béton, saccage de l'environnement, blanchiment dans ce pays malade des trafics, notamment de drogue...

Concernant Rrahman Qosja, l'enquête a démontré que ses papiers et sa signature avaient été usurpés par un fonctionnaire municipal quand il était allé enregistrer un terrain acquis par sa famille dans les années 1990, explique le procureur Madani. En charge de ce dossier qui concerne 10 hectares, le parquet a dans le viseur 23 personnes, dont des fonctionnaires et des élus.

- Juge assassiné -

"C'est du crime organisé en cols blancs, qui relève de la corruption et du blanchiment d'argent sale via l'immobilier", explique Fabian Zhilla, un universitaire spécialisé dans le crime organisé.

Il s'agit d'une délinquance "de type mafieux si l'on considère la nature de son organisation et le territoire concerné", confirme le responsable policier Lutfi Minxhozi.

En 2011 un juge, Skerdilajt Konomi, avait été assassiné à Vlora: les enquêteurs sont convaincus qu'il a payé son refus de signer un faux titre de propriété pour un terrain proche de Durrës, explique-t-on au sein du parquet albanais.

Cette zone est particulièrement défigurée par un urbanisme sauvage. Au sud du port de Dürres, sur des kilomètres, des barres d'immeubles en béton, souvent vides, défigurent la côte.

"Chaque fonctionnaire impliqué, devra en répondre pénalement, quel que soit son niveau hiérarchique", prévient le procureur Madani.

Exigée par Bruxelles dans le cadre de la candidature à l'Union européenne, la réforme judiciaire en cours va permettre d'"identifier juges et procureurs impliqués dans des opérations illicites", promet la ministre de la Justice, Etilda Gjonaj.

Mais de nombreuses opérations frauduleuses ont déjà été "blanchies": l'achat de votes par des élus locaux en échange de la délivrance antidatée de titres de propriété ou de permis de construire est une pratique notoire en Albanie. Mais peut-être en passe d'être révolue: le 16 mars, des mandats d'arrêts ont été délivrés contre 24 personnes à Lezha (nord), dont le maire et son adjoint.

Pour l'Albanie qui veut développer son tourisme, l'enjeu est aussi économique: en 2009, le Club Med, spécialiste des clubs de vacances, avait renoncé à bâtir un village sur la côte ionienne en raison d'un conflit sur la propriété du terrain.

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