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Dans le bassin sinistré de Decazeville, trois générations d'ouvriers sacrifiées

"C'est la même histoire qui se répète, suivie des mêmes drames sociaux": comme son père sidérurgiste, et son grand-père mineur de fond, David Gistau assiste, impuissant, à la fermeture de son usine du bassin sinistré de Decazeville, dans l'Aveyron.

Un chevalement haut d'une vingtaine de mètres se dresse sur la colline fouettée par un vent glacial. Autrefois utilisé pour descendre dans la mine et en remonter le charbon, il fait la fierté d'habitants soucieux de préserver la "mémoire" de ce lieu emblématique de la désindustrialisation, l'un des thèmes dominants de la course à l'Elysée.

"Ce bassin représente une terre de résistance, qui a beaucoup souffert et beaucoup donné au pays: l'exploitation charbonnière et la fabrication d'acier et de fonte ont permis d'alimenter des milliers de kilomètres de rails en France", explique à l'AFP David Gistau, 51 ans.

Son père Pierre a du mal à contenir son émotion devant l'immense terrain vague sur lequel se dressait l'usine sidérurgique où il travaillait à Decazeville.

"Ici c'était la fonderie, là-bas l'atelier mécanique et plus loin la chaudronnerie", explique cet homme de 76 ans aux yeux d'un bleu délavé, rappelant les fantômes de bâtiments rasés, de machines démontées, voire envoyées à la casse.

"C'est dur de revenir ici, de voir cette zone complètement sinistrée, ça fait très mal", murmure-t-il, se remémorant l'hiver 1987, quand les hauts-fourneaux se sont éteints, laissant des centaines d'ouvriers sur le carreau.

Avant lui, son père Marius, venu d'Espagne, a connu en 1962 la fin des mines de fond.

"Ils nous ont assassinés, et maintenant c'est le coup de poignard dans le dos des ouvriers de la SAM", lance-t-il.

- "Mêmes trahisons" -

La Société aveyronnaise de métallurgie (SAM), à Viviez, sur les hauteurs de Decazeville, employait quelque 350 salariés et produisait des pièces automobiles pour Renault.

En décembre 2019, elle a été placée en redressement judiciaire. Puis, le 26 novembre dernier, le tribunal de commerce de Toulouse a acté la cessation d'activité et sa liquidation, après le refus du groupe au losange de soutenir l'unique projet de reprise.

"Est-on condamné, dans un territoire comme le nôtre à subir de génération en génération les mêmes politiques, avec les mêmes conséquences ?", s'insurge David Gistau.

"C'est mon histoire, mais aussi l'histoire de centaines, voire de milliers de familles d'ici. Mêmes trahisons, mêmes drames sociaux, et des territoires qui se meurent", déplore le quinquagénaire.

Le bassin comptait plus de 30.000 habitants en 1968, contre à peine 18.000 en 2018, selon les derniers chiffres de l'Insee.

"Tant qu'il y avait du pognon à faire, ça a été fait, et quand on a jugé que ça n'était plus rentable pour engraisser le système capitaliste, le coût humain et social, on s'est assis dessus", enrage Yves Lacout, fondateur d'un musée des mémoires à Cransac, autre village minier proche de Decazeville.

- "Culs rouges" -

Cet Aveyronnais de 60 ans évoque un "sentiment unique d'appartenance" au bassin, dû à l'histoire de ses habitants.

Confrontées à un besoin important de main d'oeuvre au début du XXe siècle, les compagnies minières, retrace M. Lacout, ont fait appel à des milliers d'ouvriers polonais, espagnols, italiens, hongrois, arméniens ou russes. Beaucoup étaient des migrants ayant fui dictatures et persécutions.

"Dans un Aveyron rural, peu peuplé et conservateur, le bassin houiller et industriel de Decazeville faisait +tache+, avec la structuration d'un mouvement ouvrier et des syndicats. C'était les culs rouges contre les culs blancs", se souvient-il en riant.

Il soutient aujourd'hui les ouvriers de la SAM qui occupent leur usine car, dit-il, "quand tu luttes, tu gagnes ou pas. Mais quand tu ne luttes pas, tu as déjà perdu".

Pour sa fille Manon Lacout, 29 ans, directrice d'école à Decazeville, le bassin a un avenir.

"On est beaucoup de jeunes à vouloir construire notre vie ici et on va tout faire pour maintenir ce qui existe", affirme-t-elle.

La maternité où elle est née n'existe plus. Dans le centre-ville, de nombreux commerces ont tiré le rideau. Les logements se vident et les panneaux "à vendre" ou "à louer" tapissent les façades.

Mais, fredonnant "Nos grands-parents se sont battus, ils ont fait grève, ils se sont défendus, ils ont marché ensemble dans la rue, jamais résignés, ils y ont toujours cru", chanson apprise enfant, Manon Lacout est déterminée à rester au pays.

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