Accueil Actu

Cinquante ans après, le débat amer sur les victimes de l'armée en Irlande du Nord

Pour nombre de Britanniques, les soldats intervenus en Irlande du Nord il y a 50 ans sont des héros méconnus, qui défendaient l'ordre public dans une région déchirée par des troubles communautaires. Mais pour beaucoup d'Irlandais, ils ont alimenté le conflit.

Présente dans la région pendant trente-huit ans, l'armée britannique a laissé derrière elle un héritage amer et un débat politique passionné : les soldats doivent-ils être poursuivis pour leurs crimes présumés ?

"Les ramifications se font sentir dans la politique actuelle en Irlande du Nord", souligne Dominic Bryan, professeur à la Queen's University de Belfast.

L'association des vétérans d'Irlande du Nord, qui a organisé samedi à Lisburn un rassemblement pour commémorer l'intervention, a affirmé que ses membres étaient "inquiets".

"Nous devons apprendre à faire face au passé", a dit à l'AFP son porte-parole Ian Simpson. "Nous devons avancer ensemble et comprendre ce que ça a signifié".

Cette année, après une longue campagne de familles de victimes demandant justice, des procureurs nord-irlandais ont annoncé qu'un vétéran, présenté comme le "Soldat F", serait jugé pour meurtres en septembre pour des faits remontant au "Bloody Sunday".

Ce jour-là, le 30 janvier 1972, des parachutistes britanniques ont tué treize militants catholiques qui manifestaient pacifiquement à Londonderry. Un quatorzième est décédé quelques mois plus tard.

- "Vérité et justice"-

C'est la première fois que des poursuites sont engagées concernant ce jour tristement célèbre des "Troubles" -- les violences qui ont déchiré la province britannique pendant trois décennies, opposant républicains nationalistes, majoritairement catholiques et partisans de la réunification de l'Irlande, aux loyalistes unionistes, surtout protestants, défenseurs du maintien dans la Couronne britannique.

Mais la bataille est loin d'être terminée, selon John Kelly, dont le frère Michael a été tué lors du "Bloody Sunday". "Il n'y a qu'un soldat jugé sur les 18 qui étaient présents. Les 18 devraient l'être car ils ont tué des gens innocents dans les rues", dit-il à l'AFP. "Nous voulons la vérité et la justice, c'est tout".

Poursuites et enquêtes sur d'autres meurtres continuent, divisant le pays au-delà de l'Irlande du Nord sur la façon dont justice doit être rendue.

Près de 10% des 3.500 victimes des "Troubles" ont été tuées par des membres de l'armée et de la police, et il s'agissait parfois de civils non armés.

- Soutien aux vétérans -

L'affaire s'est corsée lorsque des députés britanniques ont réclamé l'amnistie pour les soldats, à l'instar des accords conclus pour la libération de quelque 500 paramilitaires républicains et loyalistes à la fin du conflit.

Le nouveau Premier ministre conservateur Boris Johnson a promis lors de sa campagne pour arriver au pouvoir de mettre un terme aux poursuites "injustes" contre les soldats. Avec des députés, il a aussi fait valoir l'âge des vétérans, qui n'auraient pas forcément le temps de blanchir leur nom.

Des rassemblements de soutien au "Soldat F" ont été organisés à Londres et à Belfast, par des soldats retraités qui se sentent injustement devenus la cible d'enquêtes.

Mais certains estiment qu'une amnistie reviendrait à un aveu de culpabilité tacite incluant aussi des soldats qui ont servi avec intégrité.

"Une amnistie suggère des fautes. Il n'y a pas eu de fautes", a dit à l'AFP John Ross, ancien parachutiste de 67 ans, lors de la célébration samedi à Lisburn où, pour éviter d'alimenter la controverse, les pancartes de soutien au "Soldat F" ont été bannies de la parade. Quelques-unes ont toutefois été brandies dans le public.

- Enquêtes inégales ? -

Le débat porte aussi sur la conduite des enquêtes.

"L'armée a conservé d'excellents rapports de ses opérations, mais les terroristes, non", écrivait Richard Dannatt, ancien chef de l'armée britannique qui a servi en Irlande du Nord, dans le journal News Letter en 2018. "Cela crée un terrain de jeu très inégal pour conduire ces enquêtes", estimait-il.

L'accord de paix conclu en 1998 prévoyait notamment que l'Armée républicaine irlandaise (IRA) détruise ses caches d'armes, une source pourtant précieuse de preuves balistiques.

Pour les partisans de poursuites, c'est le gouvernement britannique qui pourrait compliquer les enquêtes en dissimulant des preuves contre les forces de l'ordre, au nom de la sécurité nationale.

Côté unioniste, on craint que ne soient mis sur un pied d'égalité les actions des paramilitaires républicains et celles des forces de sécurité.

"Le coût du déploiement de soldats ne se mesure pas seulement en nombre de vies perdues à l'époque", il y a également "un coût à long terme en matière de mémoire historique et l'influence qu'elle a sur la politique", ajoute Dominic Bryan.

À lire aussi

Sélectionné pour vous