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Les internés de force, une "page sombre" de l'histoire suisse

Violé par des curés dans sa jeunesse, Hubert Meyer a ensuite été interné pendant son adolescence par les autorités suisses, accusé d'avoir commis des "actes impurs sur sa personne".

A 72 ans, M. Meyer évoque avec peine ses souvenirs d'"interné administratif": "On avait dit (que j'étais) +de nature fort peu virile et instable+", raconte-t-il à l'AFP.

En Suisse, du début du XXe siècle jusqu'en 1981, quelque 60.000 personnes de plus de 16 ans, en majorité des adultes, ont, comme M. Meyer, été placées en "internement administratif", sans procès, sans recours, alors qu'elles n'avaient commis aucun délit, a évalué fin mai une commission d'experts (CIE) instituée en 2014 par le gouvernement.

La commission a publié depuis janvier une série d'ouvrages sur cette pratique, dont un livre de portraits des victimes. De nouvelles publications sont attendues le 1er juillet, mais ce n'est qu'en septembre que le rapport de synthèse, incluant des recommandations politiques, sortira.

L'internement administratif, utilisé comme un instrument de contrôle de l'ordre public et social, consistait à enfermer des gens parce que leurs actions ou leur mode de vie étaient considérés comme déviants selon les normes dominantes de travail, de la famille, de la sexualité...

Les couches les plus pauvres ont été particulièrement touchées par cette pratique en raison d'un "certain dédain pour certaines catégories sociales, que l'on jugeait en partie responsables de leur problèmes", explique à l'AFP la vice-présidente de la CIE, l'historienne Anne-Françoise Praz.

La durée de l'internement était souvent indéterminée. La plupart du temps, elle dépendait de la conduite de la personne, dont la direction de l'établissement était seule juge.

- Maltraitance -

Dans de nombreux textes de loi en Suisse, des expressions telles que "s'adonnant à l'inconduite ou à la fainéantise", "alcoolique" étaient les marqueurs qui permettaient de déclencher une procédure d'internement administratif, selon la CIE.

Ces personnes étaient ensuite envoyées dans divers centres - la CIE en a répertorié 648 - tels que les établissements de travail forcé, d'éducation ou de correction, ainsi que les établissements pour alcooliques, psychiatriques ou pénitentiaires.

Le nombre des internements administratifs atteint son pic dans les années 1930, avant de diminuer de manière plus ou moins continue à partir des années 1940.

Beaucoup d'internés ont été maltraités et abusés sexuellement. Certaines internées ont également été stérilisées de force pour des essais médicamenteux. D'autres travaillaient sans être rémunérés.

"C'est une page sombre de l'histoire de la Suisse", souligne le président de la CIE, Markus Notter.

Encore à la mi-mai, une étude a révélé que des squelettes exhumés dans le canton des Grisons, dans l'est de la Suisse, présentaient ainsi un nombre extrêmement élevé de côtes cassées, laissant supposer des mauvais traitements dans un centre de correction.

- 25.000 francs suisses -

Ce n'est qu'en 1981 que la Suisse a révisé les bases légales sur lesquelles se fondent les internements.

Ceux qui peuvent encore témoigner furent internés dans leur jeunesse. A l'image d'Ursula Biondi, internée pendant un an à 17 ans, dans la prison pour femmes de Hindelbank (centre), où internées et détenues se côtoyaient.

Battue par son père et violée à 15 ans par son employeur pour qui elle travaillait comme jeune fille au pair, elle s'enfuit à 17 ans vers l'Italie avec "son grand amour". Enceinte, elle est renvoyée en Suisse et internée à Hindelbank, sans jugement. On lui retire la garde de son enfant à sa naissance, mais elle le récupère après de longs mois de combat.

"La décision des autorités zurichoises du 11 novembre 1966 et les +mesures d'éducation+ à Hindelbank m'ont traumatisée à vie. Les blessures psychiques et physiques qui m'ont été infligées pendant mon internement me tourmenteront jusqu'à la fin de mes jours", raconte-t-elle à l'AFP.

Après des décennies de silence, Mme Biondi, qui aura 70 ans cette année, se bat depuis près de 20 ans pour que les autorités s'occupent des victimes dont elle est devenue une des porte-voix.

Son combat porte peu à peu ses fruits.

En 2010, la ministre de la Justice a présenté les excuses de l'Etat aux victimes, et en 2014, le Parlement les a réhabilitées en reconnaissant pour la première fois qu'une injustice avait été commise.

Un soutien de 25.000 francs suisses (22.000 euros) par personne leur a par ailleurs été alloué. Ce montant est toutefois jugé insuffisant par les victimes dont beaucoup vivent dans la précarité faute d'avoir pu étudier.

A 76 ans, Daniel Cevey, qui fut un enfant placé, puis interné sans jamais savoir pourquoi, déplore lui le fait que les personnes ayant prononcé les enfermements n'"ont jamais été inquiétées par la loi". "C'est un scandale qui perdure".

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