Accueil Actu

Satire ou "blasphème": une comédie russe ne fait pas rire tout le monde

Avant même sa sortie, le film "Prazdnik" ("La Fête") était accusé en Russie de tous les noms. Le crime de cette comédie? Se dérouler pendant le terrible siège de Leningrad par l'armée nazie.

Les attaques ont été telles que le réalisateur de "Prazdnik", Alexeï Krassovski, a préféré se passer de l'accréditation du ministère de la Culture nécessaire à une sortie en salles et mettre son film en ligne directement sur la plateforme YouTube, où il compte plus d'un million de vues depuis le 3 janvier.

"Prazdnik" suit la famille d'un scientifique de la "nomenklatura" soviétique s'apprêtant à fêter le nouvel an 1942 quand deux hôtes inattendus, invités par les enfants de la famille, contrarient leurs plans.

Comment persuader les invités que les Vosskressenski, qui ont sur leur table du poulet et du champagne, sont des citoyens "comme les autres" alors que Leningrad (aujourd'hui Saint-Pétersbourg) est en plein blocus, que ses habitants ne reçoivent que 125 grammes de pain par jour et que beaucoup meurent de faim dans les rue?

Alexeï Krassovski n'est pas un inconnu: son précédent film, "Le Recouvreur de dettes" (2016), avait remporté plusieurs prix internationaux et un succès d'estime dans les salles russes. Mais il reconnaît qu'il s'attendait à un accueil difficile pour un film consacré, selon lui, "aux privilèges et à l'injustice", des thèmes actuels dans une Russie où le niveau de vie reste faible et l'élite souvent accusée de corruption.

"Nous vivons aujourd'hui une sorte de +blocus+: on s'est habitué à bloquer notre conscience en faisant semblant de ne pas voir la chute du niveau de vie, ni les persécutions judiciaires qui visent ceux qui manifestent", explique à l'AFP le réalisateur de 47 ans.

Un avis partagé par nombre d'internautes dans leurs commentaires, l'un voyant "une allégorie du régime actuel, où les fonctionnaires obtiennent tout ce qu'ils veulent sur le dos de la pauvreté des autres".

- "Provocation" -

C'est surtout son cadre historique qui a attisé les réactions concernant ce film à petit budget financé sans aide publique.

Entre septembre 1941 et janvier 1944, le siège de Leningrad a coûté la vie à plus de 800.000 personnes, mortes de faim et victimes des bombardements de l'armée nazie qui assiégeait la ville.

En Russie, nombreux sont ceux qui considèrent cet épisode, un des plus tragiques de la guerre dans un pays ayant perdu plus de vingt millions d'habitants durant le conflit, comme relevant quasiment du sacré.

"Je n'ai pas regardé et ne regarderai pas ce film", a assuré à l'AFP un député du parti au pouvoir Russie unie, Sergueï Boïarski, qui avait dénoncé dès octobre un "blasphème".

Un autre responsable du parti au pouvoir, Andreï Tourtchak, avait demandé l'interdiction de sa sortie sur les écrans, poussant les producteurs du film à y renoncer d'eux mêmes. Selon Alexeï Krassovski, un troisième haut fonctionnaire lui a même offert de l'argent pour qu'il détruise ses copies.

Pour rembourser "Prazdnik", le cinéaste a mis en place une cagnotte qui, assure-t-il, lui a déjà permis d'obtenir 3,5 millions de roubles (46.000 euros), presque le budget du film.

Début 2018, le ministère avait interdit à la dernière minute une autre comédie, "La Mort de Staline", qui narre de manière burlesque les heures ayant suivi la mort du dirigeant soviétique en 1953.

A l'inverse, des films glorifiant le rôle de la Russie pendant la Seconde guerre mondiale, source d'une immense fierté et pilier essentiel du patriotisme prôné par Vladimir Poutine, bénéficient de généreux fonds publics. C'est le cas de "T-34", du nom d'un char soviétique, qui a battu des records au box office début janvier.

Le blocus de Leningrad en lui-même reste très sensible en Russie: en 2014, les principaux opérateurs câblés du pays avaient renoncé à diffuser la chaîne indépendante Dojd après ce sondage: "Fallait-il livrer Leningrad aux nazis pour sauver des milliers de vies??"

"Je suis incapable ne serait-ce que d'imaginer une comédie sur le blocus. J'ai 88 ans et je pleure à chaque fois que je me rappelle ce que nous avons vécu. Le mot 'comédie', dans le contexte du blocus, est un blasphème", explique à l'AFP Lidia Ilinskaïa qui, enfant, a survécu au siège.

Nikita Lomaguine, un historien dont les travaux sur le siège de Leningrad font référence, explique de son côté que le film d'Alexeï Krassovski contient de nombreuses imprécisions historiques.

"Il est vrai qu'à Leningrad, il y avait une hiérarchie dans la distribution des produits alimentaires. Mais ce sujet a besoin d'une analyse conforme à la complexité du problème et non pas de cette provocation légère", plaide cet enseignant de la réputé Université européenne de Saint-Pétersbourg.

Le réalisateur réfute toute atteinte à la mémoire du blocus: "C'est l'histoire de gens qui, dans la période la plus difficile qui soit, pouvaient vivre mieux que tous les autres. Ils existaient alors, ils existent maintenant, malheureusement ils existeront toujours en Russie."

À lire aussi

Sélectionné pour vous