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"Pourquoi on part ? On n'a jamais posé de problèmes ici"

Tapis sur l'épaule et sacs de vêtements à la main, deux Afghans fatigués tentent de charger ce qu'il reste de leurs vies dans un camion plein de valises, encouragés en pachtoune par d'autres migrants obligés de déménager de ce centre d'accueil en France.

Un jeune traverse à vive allure avec sa valise la cour du centre d'hébergement pour migrants de Forges-les-Bains, en région parisienne. Un autre transportant des dizaines de cintres percute un vélo croulant sous des sacs de voyage...

Employés de l'association Emmaüs Solidarité et migrants s'activent dans le brouhaha à démonter des lits, déménager des casiers, empiler des chaises.

Les autorités locales (mairie et préfecture) n'ayant pas souhaité prolonger au-delà des deux ans prévus l'accueil de migrants dans ce centre, Emmaüs Solidarité, qui le gérait, a dû les transférer, dans une ville à 30 km.

Forges-les-Bains, 4.000 habitants, située dans le cadre de vie privilégié d'un parc naturel, avait fait la Une des médias à l'automne 2016: la décision d'ouvrir ce centre d'accueil, imposé par l'Etat aux autorités locales, dans un ensemble de bâtiments anciens y avait déclenché des débordements sans précédent dans le pays.

Des craintes exacerbées par le fait que le centre, accueillant uniquement des hommes afghans seuls, soit situé à proximité d'une école.

Un bâtiment du centre avait été endommagé par un incendie volontaire, des dégâts des eaux déclenchés, une manifestation d'habitants organisée en présence de l'extrême droite, des propos très hostiles et des rumeurs malveillantes relayées, les pneus des voitures de salariés d'Emmaüs crevés...

L'arrivée massive de migrants depuis 2015 a provoqué de fortes tensions politiques en Europe où une partie de la population s'inquiète des conséquences sociales, culturelles et économiques de ces flux.

"Au début, des gens nous ont dit qu'on était des terroristes (...) ou qu'on allait donner du haschich aux enfants de l'école...", raconte à l'AFP avec tristesse un migrant, Asif Qaderi, 23 ans, présent depuis l'ouverture du centre.

Pour calmer les esprits, préfecture et mairie avaient obtenu que le nombre de migrants qui ont été accueillis depuis octobre 2016 soit réduit de 200 à 91, et la durée de quatre à deux ans. Et passé ces évènements, aucun incident n'a ensuite émaillé la vie du centre, confirme à l'AFP la maire de la ville, Marie Lespert Chabrier.

Emmaüs et les 91 migrants afghans ont réhabilité des bâtiments, défriché des terrains à l'abandon depuis neuf ans, créé un lieu de vie où ces jeunes hommes pouvaient se stabiliser (avec notamment un potager, un élevage de moutons et de poules, un atelier mécanique, un terrain de foot, des barbecues avec des habitants).

- "Coincée" par l'Etat -

"Les locaux sont adaptés, on a du terrain, on avait un réseau de bénévoles et des partenariats locaux pour les soins de santé des migrants et pour leur trouver du travail", souligne Bastien Saint-Ellier, d'Emmaüs Solidarité, chef de service du centre depuis février 2017.

D'aucuns considèrent ce départ comme un gâchis de temps et d'argent alors même que la France a besoin de structures d'accueil fonctionnelles pour migrants, beaucoup étant saturées.

"On est partis avec regret", constate Bruno Morel, directeur général d'Emmaüs Solidarité. Mais "le bilan est très positif, grâce à l'équipe d'Emmaüs et aux bénévoles qui ont fait un intense travail pour rassurer au point de vue local et montrer qu'on peut accueillir dignement des migrants sans que cela pose de difficultés particulières".

Mais deux ans après, la maire de Forges ne digère pas de s'être retrouvée "coincée" par cette décision de l'Etat, tout en devant gérer la réaction de la population.

"C'est arrivé comme un cheveu sur la soupe alors qu'on travaillait à des projets de reconversion de ces bâtiments". "Il faut plus de concertation de l'Etat en amont, plus de vision nationale, car cela a un impact sur la vie quotidienne des gens", estime-t-elle, jugeant que c'est maintenant à d'autres villes de "prendre leur part de responsabilité".

A moins de 6 km pourtant, la ville de Bonnelles, qui avait dû ouvrir elle aussi en urgence un centre pour migrants fin 2015, n'a jamais cessé d'accueillir depuis, dans une cohabitation sans histoire avec les habitants.

Les Afghans de Forges ont donc fait leurs valises. "Je suis triste de partir", confie dans un bon français Asif, les yeux rivés sur des citrouilles du potager dont il s'est beaucoup occupé. "J'ai pas compris pourquoi on part, on n'a jamais posé de problèmes ici...", dit-il.

Le jeune homme montre avec enthousiasme sur son portable des photos de repas où il a été invité chez des habitants, des plats afghans qu'il leur a cuisinés.

Il raconte avoir fui son pays en 2012, après avoir été kidnappé avec son frère par les talibans qui voulaient en faire des kamikazes. Son frère, qui a refusé de perpétrer un attentat avec une veste explosive, a été exécuté, à 19 ans. Asif dit avoir profité d'affrontements pour s'échapper mais les talibans l'ont traqué dans sa famille, et il a fallu fuir.

- Reconversion du centre ? -

Malgré le stress du déménagement, plusieurs migrants se réjouissent d'accéder dans le nouveau centre à des chambres individuelles, et d'être plus proches de Paris où se font beaucoup de leurs démarches administratives.

"J'espère que je pourrai continuer les cours de français là-bas", dit timidement en pachtoune Ahmadzi Gul, 19 ans, qui a fui seul à l'adolescence un oncle taliban. "A Forges, c'était un peu comme au village en Afghanistan, c'est calme et les gens sont gentils".

Mais pour Zafar Wadan, c'est un nouveau déracinement: le réfugié de 25 ans, hébergé à Forges depuis deux ans, a décroché un contrat à durée indéterminée comme cuisinier dans un restaurant de la ville. Il doit impérativement trouver une autre solution d'hébergement, et estime "douloureux" de quitter ses amis et l'équipe d'Emmaüs.

Récemment, la maire de Forges a proposé à la mairie de Paris, propriétaire des bâtiments, un projet de reconversion en "centre de formation aux métiers de l'automobile, autour des véhicules anciens", sur lequel elle a travaillé avec des habitants. "Les amateurs de véhicules anciens aiment rouler dans notre région", note-t-elle, assurant que le projet a reçu un accueil "positif" de la mairie de Paris.

Asif, lui, se dépêche de finir sa valise avant son départ. Il a rendez-vous dans la soirée avec une famille de Forges. "Ils veulent me dire au revoir", confie-t-il doucement.

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