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À Bordeaux, le ras-le-bol face au crack relance le débat sur une +salle de shoot+

Les nuisances liées à l'usage de drogues dans la rue, notamment le crack, se sont accrues depuis la crise sanitaire à Bordeaux, engendrant frustration et incompréhension dans des quartiers historiques désormais gentrifiés. La mairie demande une +salle de shoot+ mais l'État freine.

Dans le très touristique quartier Saint-Paul, prisé pour ses bars et restaurants, des habitants et commerçants ont partagé sur les réseaux sociaux des images chocs de leur quotidien: matelas abandonnés, bagarres nocturnes, seringues par dizaines dans les bouches d'égout, vitrine commerciale endommagée.

Certains, comme Audrey et Yoann Martin, cogérants d'un restaurant situé face à un parking connu comme un haut lieu de la drogue, sont au point de rupture: depuis deux ans, les clients ont "fui", leur assurance les a "virés" et ils s'apprêtent à fermer cet établissement lancé en 2019.

Adjoint à la sécurité et à la tranquillité publique de la municipalité écologiste, Amine Smihi tempère: "Bordeaux n'a rien à voir avec +Stalincrack+", à Paris.

Il reconnaît que "la mue" de la capitale girondine, son attractivité, lui attire des "problèmes de grandes villes". Mais il souligne que "ce n'est pas non plus nouveau", brandissant un exemplaire du Nouvel Observateur du 7 février 2002 titré: "La vérité sur l'insécurité à Bordeaux".

Pour l'élu, le contexte a changé surtout avec la crise du Covid-19 et les confinements, qui ont sédentarisé des publics précaires dans le centre-ville déserté, où ils ont pu trouver de l'aide auprès d'associations.

Selon lui, les difficultés concernent "une centaine d'individus", dont "une trentaine dans un état d'addiction tel que leur interaction avec l'espace public est totalement impossible".

Depuis le coup de gueule des commerçants de Saint-Paul, des campements ont été démantelés.

Mais leur représentante, Danielle Pendanx, pointe du doigt la présence, dans le quartier, d'un Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (CAARUD). Géré par l'association La CASE, il agit selon elle comme un "aimant" à toxicomanes, souvent avec des chiens.

- "Explosion" -

La présidente de l'association Véronique Latour s'en défend: "Historiquement, c'est là qu'il y a le plus d'usagers de drogues".

"En 2011, quand nous sommes arrivés, il n'y avait pas de commerces. Depuis, il y a eu une gentrification très poussée du quartier et c'est ce qui amène ce mouvement de ras-le-bol", ajoute-t-elle, relevant qu'une ville en croissance (+25.000 habitants entre 2008 et 2019) attire aussi "des gens en errance".

Son établissement qui reçoit "une centaine de personnes par jour" - pas tous des marginaux - pour consulter un médecin, recevoir des soins infirmiers, laver du linge ou prendre une douche, est confronté à une demande croissante de matériel stérile pour consommer du crack, comme des pipes en kit.

Chef de service au CAARUD Planterose, quartier Saint-Michel, Pierre Barc parle d'une "explosion" de la consommation: "10.000 kits" distribués cette année contre "2/3.000 il y a cinq ans".

Le crack est de la cocaïne "basée", issue d'une transformation chimique à l'aide de bicarbonate de soude ou -plus dangereux- d'ammoniac. Le "caillou" obtenu, ou "galette", se fume.

L'effet est plus rapide qu'avec la cocaïne en poudre, mais il est moins long, créant plus vite la sensation de manque et entraînant une répétition des prises, explique Aurélie Lazes-Charmetant, du Comité d'étude et d'information sur la drogue et les addictions, l'association qui gère le CAARUD Planterose.

À Bordeaux, assure-t-elle, "il n'y a pas de réseau installé" de dealers de crack dans des marchés à ciel ouvert, comme dans le nord-est parisien, mais "des consommateurs qui +basent+ eux-mêmes dans la rue".

Interrogée par l'AFP, la préfecture dit vouloir "travailler au déplacement hors du centre-ville du CAARUD géré par La CASE", "point de ralliement des marginaux".

Véronique Latour, qui n'était "pas au courant", est résolument contre: "Fait-on déménager un hôpital parce que les riverains sont gênés par les bruits d'hélicoptère?".

- "Prématuré" -

Si ces usagers "ne peuvent pas s'injecter dans la rue, ni à domicile puisqu'il n'en ont pas, il leur faut un endroit pour le faire", poursuit Mme Latour: "Consommer est une nécessité qui s'impose à eux et non un loisir".

Comme la municipalité écologiste, élue en 2020, elle défend la création d'une Halte soins addiction (HSA), nouveau nom des établissements souvent surnommés +salles de shoot+.

Expérimentées à Paris et Strasbourg depuis 2016, elles permettent de consommer dans un environnement sécurisé. Lille, qui "fait face à une recrudescence" du crack selon sa maire socialiste Martine Aubry, veut aussi en ouvrir une.

A Bordeaux, la précédente majorité de droite, époque Alain Juppé, avait développé un tel projet mais a "brutalement fait marche arrière" en 2018, alors que "tout était prêt: le financement, le dispositif, le lieu", souligne Amine Smihi.

"On a déjà l'argent public, qui dort sur un compte", confirme Véronique Latour, de La CASE.

Plutôt qu'un seul "gros centre", la mairie envisage "plusieurs petites unités décentralisées" ainsi qu'un "dispositif mobile".

"Prématuré", lui a répondu par courrier la préfète Fabienne Buccio.

C'est un "problème politique", juge Pierre Barc. "Le ministère de l'Intérieur veut faire la guerre à la drogue et non pas aller vers l'accompagnement".

Pour des habitués du CAARUD Planterose, une salle de consommation serait une "bonne idée".

"Bien sûr que j'irais, comme la majorité des toxicomanes. C'est mieux que de faire ça dans les coins et se faire remarquer par les gens, surtout les enfants...", dit un homme grand et maigre, qui juge aussi "rassurant" d'avoir une équipe médicale sur place.

"Ceux qui se ratent un peu pourraient avoir des conseils" dans une HSA, abonde une femme de 32 ans, séropositive, qui s'injecte de la cocaïne depuis ses 15 ans. Et "par rapport aux toilettes publiques et aux parkings", ce serait "propre".

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