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Fonctionnaires, plongée dans une colère sourde

Au premier jet de gaz lacrymogène, place de la Bastille, Sylvie s'est éclipsée. L'essentiel était accompli: comme un nombre croissant de fonctionnaires, l'employée de mairie a tourné le dos au grand débat et s'est résolue à gonfler les rangs des "gilets jaunes".

Vapoteuse aux lèvres, la mère de famille de 50 ans venue de Seine-et-Marne pour la première manifestation de sa vie guettait, le 26 janvier à Paris, les signes d'une violence qu'elle condamne mais dont elle s'accommode, seule façon pour elle d'être entendue.

Exaspérés par une énième réforme de la fonction publique, pris en étau entre un gouvernement jugé hostile et des combats stériles depuis des décennies, les fonctionnaires sont désormais traversés de nouveaux paradoxes qui, craignent-ils, risquent de faire d'eux les grands oubliés de la crise sociale: d'une part ces "gilets jaunes", à la fois demandeurs de meilleurs services publics et prompts à décrier des agents "nantis" bénéficiant d'un "travail à vie", qui fascinent par leurs résultats-éclairs; de l'autre un grand débat qu'ils voient pipé d'avance et rejettent massivement.

Entre les deux, "les syndicats ont été achetés, ils sont de mèche avec les politiques", pense Sylvie.

Quant à exprimer ses attentes par le biais du grand débat proposé par Emmanuel Macron, "pas question". "Ils jouent la montre. Nos revendications, ils les connaissent", balaye-t-elle, révulsée par les salaires qui obligent certains de ses collègues à "dormir dans leur voiture".

Habitués des réformes depuis la création de leur statut en 1946, les fonctionnaires subissent désormais la libération de la parole dans le cadre du débat national.

Il suffit de jeter un œil aux plus de 1.200 contributions sur le site granddebat.fr, avec le mot-clé "fonctionnaires": "trop nombreux", payés "à rien faire", "fainéants"... Un déferlement qui se rencontre également dans les doléances et débats en mairies.

L'exécutif leur a bien promis quelques coups de pouce mais ils sont jugés trop ciblés - primes de 200 euros pour 5.000 fonctionnaires des préfectures, 200 euros pour 40.000 agents du fisc, revalorisation salariale mensuelle de 40 euros pour les gardiens de la paix - et ont surtout suscité des espoirs déçus.

- "Dindons de la farce" -

Prime ou pas, la réforme qui doit être présentée fin mars inquiète davantage: suppression de 120.000 postes d'ici à 2022, recrutement au contrat plutôt qu'au statut de fonctionnaire, maintien du gel des salaires, rémunération au mérite...

"Beaucoup (de fonctionnaires) n'ont pas envie d'aller manifester avec" les "gilets jaunes", d'autant que "les enseignants n'iront pas caillasser des vitrines", analyse un instituteur âgé de 32 ans, souhaitant conserver l'anonymat. Mais avec le grand débat, "on nous prend pour les dindons de la farce", poursuit celui qui affirme payer de sa poche certaines fournitures ou jouer sur la "récup" pour faire fonctionner sa classe de banlieue parisienne.

"On se fait taper dessus depuis longtemps mais on continue de courber l'échine", peste l'enseignant, pour qui "la cocotte va exploser".

En attendant, "on implose déjà", abonde une professeure à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), qui préfère ne pas être identifiée et se dit "proche" des "stylos rouges", nés dans le sillage du mouvement jaune pour porter des revendications propres aux enseignants.

Car si beaucoup rêvent d'une grande grève interprofessionnelle, l'usure a grignoté les quelque 5,5 millions de fonctionnaires.

Pour l'instant, les actions se forment surtout autour des situations les plus insupportables, comme les soins psychiatriques.

Le 22 janvier, sur le lit de neige recouvrant la place de la République, Maxime Ricci, gilet fluorescent sur blouse blanche, est convaincu que les luttes au cas par cas sont le meilleur moyen d'"obtenir des acquis". Le grand débat ? "De la poudre aux yeux" pour cet aide médico-psychologique de 33 ans.

Mais le temps presse, insiste le Lillois: "On ferme les services, on évince le personnel, petit à petit", comme dans son unité spécialisée dans l'autisme, passée de 20 à 13 soignants ces dernières années.

- La tentation du privé -

"La grève, ça ne veut plus rien dire au niveau hospitalier", concède un aide-soignant de 38 ans à Sainte-Anne, à Paris, expliquant qu'avec les assignations, l'impact en est quasi-nul.

"On s'est battu dur tout l'été et on n'a strictement rien obtenu, en étant resté dans les clous. Maintenant, on voit que des gens qui ne suivent absolument pas les droits de grève habituels foutent le feu, cassent tout, et obtiennent tout ce qu'ils veulent en deux mois. Forcément, on commence à se dire +merde, est-ce qu'ils ont pas raison ?+"

Face à l'érosion des moyens, "on est de plus en plus nombreux à aller soit dans le privé soit se reconvertir en libéral", assure-t-il, une option plébiscitée par des dizaines d'agents interrogés par l'AFP.

Conscients d'avoir été marginalisés, les syndicats reconnaissent en chœur que la question se pose en ces termes: comment raccrocher les wagons ?

Jean-Marc Canon, secrétaire général du principal syndicat de la fonction publique (CGT), synthétise: "Nous n'avons pas su changer la donne dans le rapport de force avec le gouvernement ces dernières années. Je comprends parfaitement l'insatisfaction".

Convergence avec les "gilets jaunes" ou recherche d'une nouvelle forme d'action ? Une chose est sûre, tranche-t-il, cela ne passera pas par un débat "biaisé" et "cadenassé d'avance".

- Débats parallèles -

Du coup, les syndicats se lancent dans l'organisation de leurs propres débats.

Sous les néons jaunes de ses locaux parisiens, Solidaires-Finances publiques a rassemblé une soixantaine de participants le 6 février.

"On est dans une nouvelle phase de convergence où tout le monde comprend qu'il y a des intérêts communs", se félicite Sandra Demarcq, 47 ans, après trois heures de discussions. "Nous aussi, on revendique une meilleure justice fiscale! C'est notre leitmotiv", souligne cette contrôleuse des impôts parisienne.

Côté convergence, la manifestation du lendemain à l'appel de FO lui a donné raison: nombre de militants avaient superposé la chasuble rouge de Force Ouvrière au fameux gilet, pour réclamer un meilleur salaire.

Pour Marie (prénom modifié), 28 ans, greffière au Tribunal d'instance de Paris et qui regrette les "amalgames" entre modestes agents comme elle (1.740 euros mensuels) et hauts fonctionnaires, le salut ne passe pourtant pas nécessairement par la rue.

Son service est censé offrir un accueil physique matin et après-midi. Mais faute de personnel, un seul est possible. Sa façon de faire bouger les choses sans gilet ni syndicat ? "Glisser quelques phrases à des justiciables, quand on les a en face de nous. Leur expliquer que les retards dont ils se plaignent, c'est à cause des réformes".

Car les services publics, s'étrangle la greffière, ne sont pas la chasse gardée des fonctionnaires. "C'est aussi aux usagers de les défendre".

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