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Mai 68 à Renault-Billancourt, l'aube d'un "nouveau rapport de force"

"Un ouvrier ne reconnaissait plus son voisin d'à côté": à Renault-Billancourt, usine emblématique, les 33 jours d'occupation du site en mai et juin 1968 ont durablement modifié le "rapport de force" dans l'entreprise, ont raconté à l'AFP d'anciens salariés.

Quand les événements éclatent au Quartier latin, "on en parlait dans les ateliers, on disait: +Ils en ont, les jeunes, nous, qu'est-ce qu'on fait ?+", se rappelle Michel de Pierrepont, ouvrier ajusteur dans cette usine automobile de plus de 30.000 salariés alors en "effervescence", à l'ouest de Paris.

Alors que la contestation bout depuis plusieurs mois dans les entreprises, les salariés manifestent le 13 mai aux côtés des étudiants. Le lendemain, le site du constructeur Sud-Aviation est occupé à Bouguenais. Renault Cléon est paralysée le 15.

A Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), une partie des salariés débrayent le 16 et décident d'occuper l'usine pour la nuit. Le lendemain, des milliers d'ouvriers votent à main levée la grève générale sur l'île Seguin.

Les revendications s'étalent sur des calicots, sur le sol de l'usine: augmentation des salaires, réduction du temps de travail à 40h, retraite à 60 ans.

L'entreprise, qui a fermé en 1992 et dont une partie a été reconvertie en salle de concert, avait à l'époque "une importance symbolique", rappelle Michel Dreyfus, historien au CNRS, évoquant dans d'autres termes la formule alors célèbre "Quand Billancourt éternue, la France s'enrhume". "Donc le fait que cette usine entre dans la grève a quand même eu un effet", ajoute-t-il.

- "Liberté" -

"Tous les jours, les salariés étaient consultés", raconte Michel Certano, alors élu CGT. Et "quand on s'installe dans la grève, on s'installe. On sort des matelas, les cafetières, les jeux de boules, on organise des spectacles..."

Pour tenir les piquets de grève, le comité d'entreprise fait tourner la cantine. Des tournois de ping-pong ou de belote sont organisés, des artistes invités.

Sur la place Nationale, l'une des entrées de cette immense usine, des ouvriers "faisaient descendre" par les fenêtres avec des ficelles "une bouteille de pinard" ou "des cigarettes", raconte en riant Roger Sylvain, secrétaire général adjoint CGT. "C'était une ambiance combative, mais de fête".

"Les gens se sont libérés, se sont transformés eux-mêmes à l'intérieur des ateliers. Un ouvrier ne reconnaissait plus son voisin d'à côté", raconte Aimé Halbeher, secrétaire général CGT. "Il y avait la joie, la fierté (...) le point commun avec le mouvement étudiant, c'est la liberté".

Venus par milliers le premier soir devant l'usine, les étudiants ne franchiront pourtant jamais les portes, la CGT - largement majoritaire dans l'usine - craignant des débordements. Mais dans les cafés, à la Sorbonne ou à Renault Flins, des rencontres ont lieu malgré tout.

"Ca discutait partout, il y avait une ambiance, une libération", se rappelle Jean-Pierre Gueguen, ouvrier troskiste, pour qui l'occupation a cependant été "tendue": taxé de "gauchiste", il dit avoir été "viré deux fois de l'usine".

- Syndicats renforcés -

Jour après jour, la grève est reconduite, avec par moments "peu de monde" pour occuper, reconnaissent les ex-salariés.

Le 27 mai, le secrétaire national de la CGT Georges Séguy vient à Billancourt présenter les résultats de "l'accord" de Grenelle, négocié entre syndicats et gouvernement, mais les salariés ont déjà voté en masse la poursuite de l'occupation.

Les discussions commencent avec la direction deux semaines plus tard. Hausses de salaires, compensations pour les départs anticipés à la retraite, 45 heures et réduction au minimum des "contrats provisoires" pour les travailleurs immigrés: la reprise est finalement votée le 17 juin à 78%.

La grève a changé le rapport avec la hiérarchie, estime M. Gueguen. "Il y avait de vrais débrayages spontanés sur des trucs locaux: un chef d'atelier raciste, on ne le voulait plus, donc les gars se mettaient en grève pour qu'il soit muté ailleurs."

La grève "a créé un rapport de force qui a duré plusieurs années, très favorable aux salariés", souligne M. Halbeher. Les syndicats ont aussi obtenu "le droit de distribuer des tracts dans l'usine, d'avoir des locaux", ajoute-t-il.

"Les syndicats ont été extrêmement renforcés", estime M. Dreyfus, citant l'explosion du nombre d'adhérents à la CGT dans les années suivantes - jusqu'à 2,3 millions - avant un déclin à partir de la fin des années 1970.

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