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Explosion à Beyrouth, un an après: "Quand on sait que personne n'a été emprisonné, ça donne envie de tout casser"

Les Libanais marquent mercredi dans la douleur et la colère le 1er anniversaire de l'explosion au port de Beyrouth, pleurant les 214 morts d'une tragédie dont les coupables n'ont toujours pas été jugés et fustigeant l'impunité des dirigeants. Le même jour, la France et l'ONU organisent une nouvelle conférence internationale pour apporter une aide humanitaire d'urgence aux plus démunis, dans un Liban englué dans la pire crise socio-économique de son histoire.

Un an après la gigantesque explosion meurtrière au port de Beyrouth, Shady Rizk va toujours à l'hôpital pour se faire retirer des morceaux de verre logés dans sa chair. Mais s'affranchir du traumatisme est impossible. "Pratiquement chaque mois, on trouve un nouveau morceau de verre. J'ai encore des éclats dans les cuisses, dans les jambes, et mes bras je crois", confie cet ingénieur en télécommunications de 36 ans. "Les médecins ont dit qu'il y aurait des débris de verre dans mon corps pendant encore plusieurs années", ajoute-t-il.

En ce 4 août 2020, sur les coups de 18 heures, il filme au téléphone, de son lieu de travail, l'épaisse fumée qui s'échappe d'un entrepôt au port de Beyrouth, juste en face. Quelques secondes plus tard, le souffle de la déflagration le frappe de plein fouet. Transporté à l'hôpital, toute la peau de son visage est striée de coupures, son corps sanguinolent. L'explosion, dont les images ont fait le tour du monde, a fait plus de 200 morts, plus de 6.500 blessés et dévasté des quartiers entiers de la capitale.

Le drame a aussi traumatisé toute une population, déjà mise à genoux par un naufrage économique et une pandémie inédits. "L'explosion vit toujours en moi", confie M. Rizk à l'AFP devant ses anciens bureaux en ruine. Les stigmates sont toujours vifs alors que l'enquête locale n'a toujours pas abouti à des conclusions ni expliqué pourquoi des centaines de tonnes de nitrate d'ammonium ont été abandonnées pendant plus de six ans dans l'entrepôt numéro 12, "sans mesure de précaution" de l'aveu même des autorités.

L'opinion publique pointe du doigt la classe dirigeante, qu'elle juge corrompue. "Quand on sait que personne n'a été emprisonné (...) ça donne envie de tout casser, d'aller manifester (...) de jeter des cocktails Molotov, de mettre le feu. N'importe quoi pour extérioriser cette colère", s'emporte l'ingénieur.

"Ça vous déchire de l'intérieur"

Sur ses bras et ses jambes, le trentenaire qui veut émigrer au Canada pour fuir l'enfer qu'est devenu le Liban exhibe ses cicatrices. Une multitude de petites striures rouges qui rappellent les 350 points de sutures qu'il a dû recevoir après l'explosion.

Blessé aux yeux par les éclats de verre, sa vison a aussi été sévèrement endommagée. Il y a aussi les séquelles psychologiques avec lesquelles il faut apprendre à vivre. "Le traumatisme, ça vous déchire de l'intérieur, c'est comme si je pleurais de l'intérieur", lâche M. Rizk.

Nous sommes tous en mode survie

Rony Mecattaf a lui fait le tour des spécialistes en Europe et a subi trois opérations. Mais le psychothérapeute de 59 ans s'est résigné à vivre avec la perte de sa vision périphérique. Au quotidien, il doit s'asseoir dans une position particulière pour avoir son interlocuteur dans son champ de vision. Dans la rue il marche toujours sur la gauche. Ses amis le taquinent en le surnommant "l'homme à un oeil".

Pour le quinquagénaire, les survivants du 4 août n'ont pas eu la possibilité de confronter leur traumatisme. Ereintés comme le reste de la population par un enchaînement de crises, toutes inédites, ils doivent surmonter les difficultés d'un quotidien marqué par la dépréciation historique de la livre libanaise, les pénuries en tout genre, les files d'attente devant les stations-service et les coupures de courant dans la chaleur étouffante de l'été. "Nous sommes tous en mode survie", reconnaît M. Mecattaf.

Toute une nation traumatisée

Un an plus tard, si des quartiers ont été reconstruits, essentiellement grâce à des ONG et des volontaires, l'Etat ayant rien ou si peu fait, si les blessures ont cicatrisé, c'est toute une nation qui reste traumatisée. Une famille sur trois a des enfants montrant encore des signes de "détresse psychologique", indique l'Unicef. Chez les adultes, c'est une personne sur deux.

Et malgré l'ampleur du drame qui a choqué le monde entier, l'enquête locale piétine et aucun coupable n'a été identifié ou jugé, même si d'ex-ministres et des responsables de sécurité sont dans le viseur de la justice. Et pour cause? La classe dirigeante est accusée de tout faire pour torpiller l'enquête et éviter des inculpations, en arguant d'une prétendue immunité garantie par les responsabilités publiques.

Réclamant une levée de ces immunités, des familles des victimes ont lancé un ultimatum au pouvoir et menacé de "briser les os" de quiconque s'opposerait à leur colère mercredi. "Nous en avons assez des manifestations routinières et pacifiques (...) Attention à notre colère", a averti Ibrahim Hoteit, porte-parole de ces familles.

Quant aux ONG, leur jugement est sans appel. Les autorités ont "entravé de façon éhontée la quête de vérité et de justice des victimes", a accusé Amnesty International. "Plusieurs autorités (...) ont fait preuve de négligence criminelle", a asséné Human Rights Watch.

La classe politique accusée de négligence

Selon des rapports d'agences de sécurité libanaises ou occidentales que l'AFP a consultés, le nitrate d'ammonium qui a explosé se trouvait dans un entrepôt où étaient stockés des feux d'artifice ou des mèches lentes. En un an, les enquêteurs libanais n'ont toujours pas officiellement déterminé les causes de la déflagration. Même si les autorités affirment que les tonnes de nitrate d'ammonium ont explosé après un incendie qui a pris dans le hangar, et qui selon des sources de sécurité a été provoqué par des travaux de soudure.

Quasiment inchangée depuis la guerre civile (1975-1990), la classe politique est accusée de négligence, de corruption et d'incompétence et d'être complètement déconnectée de la réalité. Même la menace de sanctions des Européens ne semble pas en mesure de tirer les dirigeants de leur léthargie.

Le gouvernement de Hassan Diab a démissionné quelques jours après l'explosion. Et le pays attend toujours un nouveau gouvernement censé enclencher des réformes réclamées par la communauté internationale pour obtenir des financements cruciaux. Mais les partis politiques restent absorbés par des marchandages interminables. Entretemps le pays s'enfonce: aggravation de la pauvreté, chute libre de la monnaie locale, restrictions bancaires inédites, hyperinflation, carburant et médicaments introuvables, tandis que l'électricité est devenue un luxe.

Quant à ceux qui ont les moyens d'émigrer (médecins, avocats, étudiants) ils disent fuir cet enfer qu'est devenu le Liban.

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