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Faute de cadastre en Haïti, les spoliations se multiplient

Menacée par des hommes armés ayant pris le contrôle d'une partie de sa propriété, la famille Benoit a saisi la justice face à cette spoliation terrienne, un phénomène récurrent en Haïti où l'absence de cadastre peut affecter tout investissement économique.

Trois générations vivent dans les maisons construites sur les hauteurs du terrain possédé par cette famille depuis plus d'un siècle. Rattrapée par l'étalement urbain de la capitale, la tranquillité des Benoit n'est plus qu'un souvenir.

Les personnes s'étant approprié leurs terres "se font accompagner de membres du gouvernement en voitures officielles, avec des véhicules de la police, des armes de la police et ils sont actuellement sur le terrain, en train de déboiser et de voler tout ce que l'on possède", dénonce Jean-Paul Benoit, auprès de l'AFP.

"On a fait appel à toutes les instances concernées: le ministère de la Justice, le Parquet de Port-au-Prince, la direction générale de la police, l'inspection générale de la police, le Premier ministre, le président lui-même. Jusqu'à présent, on n'a pas de retour", regrette-t-il.

- L'omerta -

Dans un pays où la justice est gangrenée par la corruption, l'impunité face aux vols de terrains n'étonne personne et l'omerta prévaut.

"On sait nommément qui sont ces gens. C'est un secret de polichinelle: tout le monde les connait", assure Michèle Oriol, sociologue spécialisée dans les questions foncières, se gardant elle-même de désigner quiconque.

Sur les réseaux sociaux, dans les médias et dans la rue, des parlementaires sont régulièrement associés à ces vols. Ce qui augmente la défiance des citoyens envers la classe politique.

"Il faut combattre ces deux choses: le gouvernement qui exploite la justice pour persécuter quelqu'un et des hommes puissants qui bloquent la justice pour empêcher les gens d'avoir justice", affirme Youri Latortue, président du Sénat.

"Si les spoliateurs sont des parlementaires, on va demander à l'assemblée de trancher: il y a beaucoup de sénateurs et de députés qui sont contre ce genre de choses", assure-t-il.

Une situation qui découle d'une carence administrative: le dernier cadastre d'Haïti remonte à 1786, avant même l'indépendance du pays.

"Les gens profitent de ce que les archives foncières sont mal tenues", affirme Mme Oriol. "Après le tremblement de terre (en 2010, NDLR), il y a eu une grande hystérie autour du foncier, donc ça a un peu remis le problème sur la table".

- Échec de la reconstruction -

Toutes les initiatives engagées après le séisme destructeur pour élaborer un cadastre national ont été abandonnées. Seules quelques communes rurales en possède un, financé par la Banque inter-américaine de développement.

A la tête du comité interministériel d'aménagement du territoire (CIAT), Mme Oriol estime que ces registres en province ne résolvent rien: "Il y a conflit quand la terre prend de la valeur et c'est exactement le cas sur Port-au-Prince car nous avons une explosion urbaine dans la région métropolitaine".

Cette pression foncière sans régulation a, selon certains responsables, joué un rôle dans l'échec de nombreux projets de reconstruction post-séisme et constitue le premier obstacle au développement économique du pays.

"C'est une menace pour nous parce que nous vivons sur la propriété, tout près de ces gens lourdement armés, mais c'est encore plus grave puisque c'est une menace pour le pays tout entier car des investissements sont en jeu", explique Jean-Paul Benoit.

"Si quelqu'un ne peut pas acheter une propriété avec la garantie de notaires, personne ne peut investir dans ce pays", se désole-t-il.

Des routes ont été tracées et des parcelles délimitées sur les terres de sa famille, sans que leur dossier ne progresse au tribunal.

"J'entends au quotidien des histoires de personnes qui sont agressées, certaines qui sont mêmes tuées, à cause d'un litige concernant des terres", témoigne Florence Elie, directrice de l'office de protection du citoyen. "Ceux qui ont un pouvoir décisionnaire sur la question, c'est-à-dire la magistrature, ne prennent pas leurs responsabilités".

Le CIAT estime à 3 millions de dollars le coût de cadastrage d'une commune, opération qui ne prendrait qu'une année.

"La population est prête et demandeuse, maintenant il faut que l’État soit à la hauteur", résume Michèle Oriol.

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