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Inde-Pakistan: intense polémique après un livre écrit par deux ex-espions

L'ouvrage, presque inconcevable, ne pouvait laisser indifférent. "Les chroniques d'espion", co-écrites par d'anciens chefs des services de renseignement de l'Inde et du Pakistan, deux pays ennemis, suscitent une intense polémique à Islamabad.

Le général à la retraite Asad Durrani, patron de l'Inter services intelligence (ISI) pakistanaise entre 1990 et 1992, y devise avec A.S Dulat, chef en 1999-2000 de l'Aile de recherche et d'analyse (Research and analysis wing - RAW), l'agence de renseignement indienne.

Un dialogue impensable pour beaucoup tant les relations sont orageuses entre Inde et Pakistan depuis leur partition en 1947.

"La CIA et le KGB avaient des lignes de communication, même au plus fort de la guerre froide. Mais l'ISI et RAW n'en ont pas", affirme à l'AFP le journaliste indien Aditya Sinha, qui a participé aux entretiens puis les a mis en page.

Le projet, concocté selon lui "dans le secret", a pris deux ans et demi. Quatre rencontres marathon se sont tenues en terrain neutre, à Istanbul, Bangkok et Katmandou, en marge de réunions indo-pakistanaises confidentielles auxquelles les deux hommes participaient.

"Nous nous voyions dans nos chambres d'hôtel. A Katmandou, nous avions trouvé un petit coin dans un hall. Si quelqu'un s'en approchait, tout le monde s'arrêtait de parler, raconte M. Sinha. Ces gens ont une vie de discrétion derrière eux."

Aucune polémique n'est écartée. Les deux hommes discutent du Cachemire, qui a nourri deux guerres entre Inde et Pakistan, ainsi que de l'insurrection indépendantiste au Cachemire indien, qui fut un temps "inspirée, soutenue et contrôlée par le Pakistan", affirme A.S Dulat, très critique par ailleurs des politiques indiennes dans cette région.

- 'Désastre' -

Le général Durrani explique, lui, pourquoi ce serait un "désastre" que le Pakistan combatte les talibans afghans et le réseau Haqqani, ce qu'exigent les Etats-Unis, "si ses combattants étaient sur son territoire", comme l'affirme Washington. "Nous retournerions certains des nôtres contre nous ainsi que ces groupes qui ne nous ont jamais fait de mal".

Lui qui n'était plus aux affaires en 2011, quand Oussama Ben Laden a été tué à Abbottabad, à une centaine de kilomètres d'Islamabad, suggère que le Pakistan a probablement indiqué à Washington où se cachait le chef d'Al-Qaïda, "tout en feignant l'ignorance".

"Coopérer avec les Etats-Unis pour une personne vue par beaucoup au Pakistan comme un +héros+ aurait pu embarrasser le gouvernement", analyse-t-il.

"Le livre ne dit pas grand chose que nous ne sachions déjà", observe Happymon Jacob, un chercheur indien, ce que confirment tous les interlocuteurs de l'AFP.

En Inde, où la politique au Cachemire a été "vertement critiquée au fil des années par de nombreuses personnes", "Chroniques d'espion : RAW, ISI et l'illusion de la paix" a reçu un accueil "assez positif", remarque-t-il. A.S Dulat s'est exprimé sur quelques plateaux télévisés.

Mais au Pakistan, les propos d'Asad Durrani, contraires à la parole officielle, ont été vilipendés. Pour ajouter à l'hystérie, un faux compte Twitter, distillant des informations polémiques, a été créé en son nom. Il a depuis lors été désactivé.

Fin mai, l'ancien espion en chef a été convoqué par l'armée. Une enquête a été diligentée. Puis il a été interdit de quitter son pays. "Il n'a pas été autorisé à écrire son livre. Quand vous commettez une erreur, il y aura toujours une forte réaction", a regretté lundi le porte-parole militaire Asif Ghafoor.

- 'Pressions politiques' -

Vu d'Islamabad, l'ouvrage arrive au pire moment. Mi-avril, une interview de l'ex-Premier ministre Nawaz Sharif, qui suggérait que des combattants pakistanais étaient impliqués dans les attentats de Bombay en 2008, avait provoqué une levée de boucliers, à quelques mois d'élections législatives.

"Quand le livre est sorti, il y a eu beaucoup de pressions politiques. L'armée devait faire quelque chose", explique l'ancien général pakistanais Saad M. Khan.

Le Pakistan, à la "démocratie intermittente", dont près de la moitié de ses 70 ans d'histoire a été vécue sous le joug militaire, "manque de confiance" en soi et "observe tout phénomène sous un angle paranoïaque", note-t-il.

Pour l'ex-général Talat Masood, Asad Durrani, en parlant "aussi librement", a "dépassé certaines limites". "Il aurait dû projeter une meilleure image du Pakistan", estime cet analyste, pour qui l'enquête ne portera pas à conséquence. "Ils vont sûrement lui dire : +tu aurais dû faire plus attention+."

Le général Durrani n'a pas souhaité s'entretenir avec l'AFP.

De l'autre côté de la frontière, A.S Dulat, affirme "ne pas comprendre" la polémique autour d'un livre "bon mais inoffensif", dans un entretien téléphonique avec l'AFP. "Après tant d'années dans le business, on sait bien ce qu'on peut dire", affirme-t-il.

Alors que le but de l'ouvrage était selon lui de souligner qu'un dialogue était possible entre Inde et Pakistan, même entre deux hommes rompus au secret, "ce qui se passe au Pakistan montre que cela ne reste qu'un rêve".

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