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La vie "privée de jeunesse" des soeurs Béghin, filles d'une victime du massacre d'Ascq

Leur père a été tué avec 85 autres civils par un bataillon de SS enivrés lors de la nuit des Rameaux de 1944 à Ascq (Nord) : "privées de jeunesse", les deux soeurs Marguerite-Marie Béghin et Jacqueline Ruckebusch-Béghin réclament aujourd'hui justice.

La récente vantardise médiatique d'un des bourreaux de ce massacre, Karl Münter, 96 ans, leur a offert, ainsi qu'à leur frère Gérard, une inespérée voie d'accès judiciaire.

Membre de la division "Hitlerjugend" ayant participé à la tuerie, en représailles d'un léger déraillement de son convoi après un sabotage de la Résistance, il s'est en effet targué en décembre sur la chaîne allemande ARD de "ne pas regretter du tout" ces faits. Et de nier toute action criminelle des SS, tout en estimant "non exact" le chiffre de 6 millions de juifs exterminés...

Le sang de Jacqueline, 76 ans, et Marguerite-Marie, 82 ans, n'a fait qu'un tour. Cette fois, avec leur frère Gérard, 81 ans, elles n'ont "pas hésité". "Si on a une chance de le faire condamner, là...". Leur plainte pour négationnisme, avec une quinzaine d'autres familles, est à l'instruction au parquet allemand d'Hildesheim.

En mars 2018, elles avaient pourtant été échaudées par un avis de la chancellerie française, selon lequel on ne peut être jugé deux fois pour les mêmes faits dans deux pays différents, accords de Schengen obligent. Or Münter a été condamné à mort - par contumace - en 1949 à Lille par un tribunal militaire, comme 15 autres. Ce qui fait dire à Jacqueline : "Si la loi est faite comme ça, alors, elle est mal faite...". Et à Marguerite-Marie : "Il s'est enfui, lui, quand il a été menacé par la justice. Les massacrés, eux, n’ont pas fui...".

Si un procès aboutissait un jour, elles iraient dire à Münter que "pendant qu'il coulait des jours heureux, nous avons vécu des moments très difficiles. Sa condamnation serait non un soulagement, mais l'expression de la vérité", assurent les deux soeurs, paroles et colère entrelacées.

Car "ce massacre, on y pense tous les jours", affirme Marguerite-Marie.

Cette ancienne enseignante dans le privé et syndicaliste "défendant le bifteck du personnel non enseignant" n'a jamais quitté les lieux du drame. Elle vit encore dans la maison où son père Louis, menuisier, a été tiré du lit et conduit près de la gare où il a été exécuté d'une balle dans la nuque. Elle avait 7 ans, lui 31. Ce même soir, elle était avec ses parents dans le salon, où son père capitonnait un cercueil. "Il m'a donné une chute de tissu pour ma poupée".

- "Pourvu que je ne meure pas avant lui..." -

Le reste n'est que bruit et fureur. Des Allemands "dans toute la maison", des tirs aux fenêtres, le petit Gérard criant sur un SS "Que viens-tu faire là, bandit ?"

"On a grandi entouré par notre famille, mais on n'était pas comme les autres, on ne pouvait pas leur en parler", affirme Jacqueline, elle aussi ancienne professeure. "On a été privées de jeunesse", reprend sa soeur.

Sans les revenus du père, les temps sont durs financièrement. Pas de colonies de vacances, pas d'invitations rendues aux copines. Mais une facture à régler : celle du chemin de croix dédié au massacre à l'église d'Ascq...

Il y a surtout ce douloureux silence qui, progressivement, enveloppe localement l'événement, qu'elles ont fini par retracer dans un livre-maison, "Notre famille, notre histoire", lors du 70e anniversaire du massacre.

"Elles ont longtemps été en retrait, n'osant pas s'exprimer publiquement, d'autres avaient pris la place. Mais la blessure s'ouvrant à nouveau les pousse à parler de leur traumatisme", observe Jacqueline Duhem, historienne du massacre.

Les cérémonies du 75e anniversaire se tiendront samedi, au bord de cette voie ferrée qui fut un charnier. Le soir, Gérard y lira le nom des victimes et Titouan, 10 ans, petit-fils de Jacqueline, portera un flambeau. Tous auront en tête l'espoir d'un procès, mais aussi une crainte, exprimée par Jacqueline : "pourvu que je ne meure pas avant Münter..."

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