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Les "harraga" marocains, clandestins "brûleurs" de frontières

"Tout le monde veut bouger", lâche Issam, 19 ans, caché près du port espagnol de Melilla. Comme lui, ils sont des milliers de "harraga", ces migrants clandestins marocains prêts à tout pour gagner le "paradis européen".

Ce bachelier à l'allure frêle a escaladé le mois dernier la clôture entourant la minuscule enclave espagnole au Maroc -une des seules frontières terrestres séparant l'Europe du continent africain- pour "fuir la misère et l’injustice".

"Ce n'est pas terminé", souffle ce jeune originaire de Fès (centre), capuche sur la tête, pantalon couvert de graisse de camion: il lui reste à traverser la Méditerranée, en s'accrochant au châssis d'un camion ou aux amarres d'un ferry en partance pour l'Espagne.

Sur les hauteurs de Melilla, Hamid fixe de loin le port, les yeux rivés sur les bateaux. Comme Issam, il est un "harrag" (littéralement, "brûleur") marocain, prêt à tout pour tenter "le riski", c'est-à-dire à prendre tous les risques pour rallier l'Europe.

Le jeune homme de 23 ans a quitté sa ville de Meknès (centre), où il "gagnait 60 à 70 dirhams par jour comme carreleur" (5,50 à 6,50 euros). "Tu ne peux pas vivre dignement avec ça", tempête celui qui ne sait ni lire ni écrire.

"Je connais des pères de famille qui veulent partir, les gens sont désespérés", assure-t-il.

- Vidéos sur internet -

Près de Melilla, dans la ville marocaine de Nador, des grappes de jeunes hommes, l'air désoeuvré, tuent le temps, avachis sur le trottoir, guettant bus et camions en route pour Melilla.

"Depuis le début de l'année, le nombre de Marocains candidats comme eux à l'exil a explosé à Nador", affirme à l'AFP un habitant de la ville.

Le nombre de ceux qui se lancent par la mer a aussi "considérablement augmenté ces derniers mois", assure Aziz Kattouf, secrétaire général de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH), centrée à Nador sur les questions migratoires.

Selon lui, partir est devenu "plus simple" et se fait "souvent sans intermédiaire", "les candidats cotisent pour acheter un moteur de bateau, au vu et au su de tout le monde".

En l'absence de données officielles, on ignore combien de "harraga" tentent cette aventure périlleuse, parfois mortelle. Depuis début 2018, l'Espagne a enregistré plus de 38.000 arrivées, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Les autorités marocaines évoquent, de leur côté, 54.000 tentatives de passage avortées depuis janvier.

Ces tentatives ont concerné 7.100 Marocains à fin août 2018, selon des chiffres diffusés jeudi par le porte-parole du gouvernement marocain, sans autre commentaire sur ce dossier qui mobilise quelques partis politiques.

Depuis début septembre, les réseaux sociaux marocains sont inondés de vidéos montrant des jeunes du pays en route vers l'Espagne à bord de bateaux pneumatiques. Des pages Facebook proposent des traversées vers l'Europe pour 7.000 dirhams (630 euros).

Le site de l'hebdomadaire TelQuel parle de "phénomène des harraga 2.0" et d'"incitation à l'immigration clandestine sur le Net". De courtes vidéos montrent des jeunes Marocains jubilant sur des bateaux, pouces en l'air et V de la victoire.

- Voir "la mort défiler" -

Mercredi, le ministère marocain de l'Intérieur a adressé une note aux médias pour les mettre en garde contre ces vidéos "visant fondamentalement à induire en erreur l'opinion publique".

Le même jour, une vidéo montrait, sur une embarcation de fortune, trois militants du "Hirak", le mouvement de contestation de la région de Rif. Selon Aziz Kattouf, de l'AMDH, les Marocains qui tentent de rallier l'Europe viennent majoritairement de cette région du nord, agitée en 2016-2017 par des protestations contre sa "marginalisation".

"Il y a un manque de confiance dans les projets annoncés (localement) et un désespoir ambiant qui s'est accentué avec les condamnations sévères des détenus politiques du mouvement", sanctionnés fin juin par des peines allant jusqu'à 20 ans de prison, explique-t-il.

Le Maroc affiche l'une des économies les plus développées du continent mais reste marqué par de grandes inégalités sociales, selon les statistiques officielles.

Les jeunes, qui représentent le tiers de la population, sont particulièrement touchés par l'exclusion sociale, avec 27,5% des 15-24 ans --soit près de 1,7 million de personnes-- hors du système scolaire et sans emploi.

Selon l'OIM, au Maroc, plus d'un candidat à l'émigration sur cinq (22,8%) a moins de 19 ans.

Mbarek, un maçon de 25 ans, est venu de Tinghir, à 700 kilomètres au sud de Nador, pour suivre les pas d'"amis partis en Europe".

"Dans le secteur du bâtiment, tu n'es ni déclaré, ni protégé. Tu peux mourir en faisant ton travail, personne ne se souciera de toi", lance-t-il. A côté, ses compagnons approuvent en hochant la tête.

Venu de Zagora, une ville semi-désertique du sud du royaume, Ismail, 19 ans, a tenté par deux fois de quitter le Maroc en se glissant sous un camion et en voyant "la mort défiler" sous lui jusqu'à Almeria, en Espagne. A chaque fois, les autorités espagnoles l'ont expulsé.

Mais il ne renonce pas. Au Maroc, "on nous traite avec cruauté. Un +harrag+ est vu comme un moins que rien, isolé et marginalisé", se désole-t-il, cigarette aux lèvres, les yeux rivés sur le port.

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