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Sans hommes, les Yazidies luttent pour nourrir leurs foyers brisés par l'EI

Sous sa tente mal éclairée, Layleh Shemmo glisse habilement un tissu fleuri sous l'aiguille de sa machine à coudre, assemblant les pans de vêtements qui lui permettront de nourrir sa famille, décimée par les jihadistes dans le nord-ouest yazidi de l'Irak.

En commençant à travailler dans le camp de déplacés de Khonke, qu'elle a rejoint comme des centaines de milliers d'autres Yazidis, elle a brisé un tabou de sa communauté conservatrice persécutée par le groupe Etat islamique (EI).

Elle n'avait pas d'autre choix, comme le rappelle le tatouage sur sa main gauche: Kero, le prénom de son mari, toujours porté disparu cinq ans après l'entrée des hommes du "califat" autoproclamé à Sinjar, un bastion yazidi.

A l'été 2014, ils ont tué des centaines d'hommes, enrôlé de force des enfants dans leurs rangs et réduit les femmes à l'esclavage sexuel.

Les villages ont été ravagés, les terres et outils agricoles incendiés et le maigre gagne-pain de cette petite minorité ethno-religieuse, mise au ban de longue date pour hérésie, est parti en fumée.

- "Dans mon coeur" -

Désormais sans nouvelles des hommes, les Yazidies, à l'image de Layleh Shemmo, kidnappée enceinte de sept mois avec mari et enfants, ont dû trouver de quoi nourrir leurs proches survivants.

Car le maigre dédommagement de l'Etat irakien --un versement unique d'environ 1.700 dollars, soit un peu plus de trois fois le salaire mensuel moyen en Irak-- est loin de suffire.

Robes vendues quelques dollars, vêtements pour bébés, linge de maison: Layleh Shemmo peut tout faire depuis qu'une ONG sikh, Khalsa Aid, lui a offert une machine à coudre.

"Si je restais les bras croisés, je ressasserais ce que l'EI m'a fait, je me demanderais où sont mon mari, mes deux enfants et les neuf autres membres de ma famille emportés par l'EI", explique-t-elle à l'AFP.

Grâce à son travail, elle peut subvenir aux besoins de son fils et de ses deux filles sortis des griffes des jihadistes, "et même de ma soeur et de mon beau-frère", ajoute-t-elle derrière ses lunettes à grosse monture transparente.

Quant à ses proches disparus, "ils sont toujours dans mon coeur, et avec ce tatouage aussi sur ma main. Je les vois quand je travaille", assure-t-elle en maniant des tissus turquoise, dorés ou fushia pour confectionner des habits à des femmes qui étaient forcées de se draper intégralement de noir sous l'EI.

- "Honte de travailler" -

"Quand ma fille reviendra, je l'habillerai de couleurs joyeuses", assure-t-elle, alors qu'elle s'est juré de ne porter que du noir tant que Kero ne serait pas revenu.

Dans le camp de Khonke, l'absence des hommes est visible et elle a mis sens dessus dessous la petite communauté yazidie, conservatrice et autarcique.

"Avant, dans (la région de) Sinjar, c'était la honte pour une femme de travailler", se rappelle Assima, esthéticienne de 30 ans dans le camp de Khonke.

"Maintenant, c'est le contraire: les femmes travaillent plus que les hommes", poursuit celle qui a ouvert son petit salon il y a deux mois grâce à une ONG locale, Jinda Foundation.

Sur les 550.000 Yazidis d'Irak, environ 100.000 ont émigré depuis 2014 et 360.000 sont toujours déplacés.

Parmi les 3.300 Yazidis revenus de captivité ces cinq dernières années, seuls 10% sont des hommes.

- "S'évader un peu" -

Les autres sont des femmes et des jeunes filles dont les relations sexuelles --pourtant forcées-- avec des hommes non-yazidis les exposaient à l'excommunication.

Seul un décret exceptionnel édicté en 2014 par le guide spirituel des Yazidis, Baba Cheikh, a permis le retour des survivantes.

Mais le poids des tabous est toujours là: Assima, par exemple, refuse de donner son nom de famille et d'être photographiée car sa famille, dit-elle, accepte difficilement l'idée qu'une femme aille chaque jour travailler seule.

En parlant, elle maquille un groupe endimanché pour un mariage. Les coupures d'électricité ont beau interrompre à tout bout de champ la musique, Assima apprête ses clientes une à une --à huit dollars le maquillage et jusqu'à 35 pour la mariée.

Mais on ne va pas chez Assima uniquement pour se faire belle.

Des clientes passent parfois seulement pour sortir de l'étouffement des tentes surpeuplées ou pour parler, une fois encore, de 2014, quand les jihadistes ont débarqué et que le calvaire a débuté.

"Ici, c'est un endroit pour les filles", résume Assima. "Pour qu'elles puissent s'évader un peu."

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