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Un échange de terres rouvre de vieilles blessures dans le Caucase russe

En regardant les collines verdoyantes autour de son village natal, dans la république russe caucasienne d'Ingouchie, Rouslan reconnaît que la zone peut sembler désertée, mais il estime qu'elle devrait malgré tout appartenir à son peuple, et non à la Tchétchénie voisine.

"Je suis né ici et j'ai vécu ici. Cela m'appartient, même s'il ne s'agit que de montagnes et de marécages. Ce qui est à moi est à moi, tandis que ce qui est à eux est à eux", affirme cet Ingouche de 59 ans.

La zone autour du village de Dattykh est devenue un symbole de fierté et d'identité nationale pour la petite et pauvre république russe d'Ingouchie depuis que son dirigeant a signé un très controversé accord d'échange de terres avec la Tchétchénie de Ramzan Kadyrov.

L'accord, chapeauté par les émissaires du président Vladimir Poutine et conclu le 26 septembre, place la frontière entre les deux républiques russes près de Dattykh, donnant à la Tchétchénie des terres que nombre d'Ingouches considèrent comme appartenant à leur peuple.

Furieux de cet échange de terres, des milliers d'Ingouches se rassemblent depuis le 4 octobre à Magas, la capitale de la république, passant nuit et jour près du parlement régional pour exiger l'annulation de cet accord, décidé sans consultation de la population.

Du temps de l'URSS, l'Ingouchie et la Tchétchénie faisaient partie d'une seule et même entité administrative. La démarcation entre les deux républiques n'avait jamais été officiellement établie, la Tchétchénie s'étant enfoncée dès le début des années 1990 dans deux conflits meurtriers opposant indépendantistes, puis islamistes, à l'armée russe.

Lors de la guerre, la région frontalière de Dattykh a connu son lot de difficultés et des mouvements de population et reste encore aujourd'hui parsemée de barrages militaires. Le village n'a pas de résidents permanents.

"Lorsque les soldats russes sont arrivés ici après notre départ, ils ont tué le bétail (...) Ils ne nous ont pas laissé revenir", raconte Rouslan, un ancien routier.

- "Animaux sauvages" -

Les manifestants rassemblés à Magas ont d'abord affirmé que leurs revendications étaient adressées aux autorités régionales, mais ils s'indignent que les autorités centrales à Moscou n'aient toujours pas réagi, tandis que les chaînes de télévision nationales ont globalement ignoré leur mouvement.

"Les gens sont dans l'attente d'une décision (...) et personne n'acceptera jamais une cession de territoire ingouche. Tout le monde est déboussolé, nous n'aimons pas être tenus dans l'ignorance", explique Vakha Khadziev, l'un des manifestants.

Nombre de manifestants font référence à ce qu'ils considèrent comme une série d'injustices subies au cours de l'Histoire par l'Ingouchie, qui a déjà perdu de larges parties de son territoire lors de l'époque soviétique.

Le dirigeant ingouche, Iounous-bek Evkourov, a fait l'objet d'un jet de bouteille la semaine dernière alors qu'il se rendait à la rencontre des manifestants, ce qui a amené ses gardes du corps à tirer en l'air. Il se tient désormais à distance du mouvement.

Il s'est néanmoins rendu à Dattykh mercredi.

"Avant, il y avait des combattants (islamistes) ici, et personne d'autre. Maintenant, il ne reste que des animaux sauvages. Il n'y a rien à discuter" à propos de cette zone, a-t-il affirmé à l'AFP.

- "Question douloureuse" -

"La question des terres est la question la plus douloureuse dans le Caucase du Nord. Chaque groupe ethnique a sa conception de patrie historique, de territoire propre", souligne l'analyste Ekaterina Sokirianskaïa, relevant que même une zone désertée peut avoir une grande importance symbolique.

La délimitation souvent arbitraire des frontières à l'époque tsariste puis soviétique a été particulièrement douloureuse, mais "les gens se sont sentis insultés" par l'accord de septembre, pris sans aucune consultation des habitants.

Les manifestants ont également "accumulé la frustration", notamment à cause du chômage et de l'attitude des autorités locales, explique l'experte.

Le rassemblement, d'une ampleur inédite dans la région, a jusqu'à présent été pacifique et beaucoup s'attendent à une intervention du président Vladimir Poutine.

"Poutine devrait prendre une décision sage plutôt que de soutenir les ambitions d'une personne", estime Mme Sokirianskaïa, en référence à Ramzan Kadyrov, le dirigeant tchétchène et considéré comme un protégé du Kremlin.

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