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David, un producteur de lait désemparé: "Chaque année, notre secteur vit un drame équivalent à celui d’Arcelor"

David Pierard, 28 ans, marié et père de deux enfants est à la tête d’une exploitation laitière située à Oppagne en province du Luxembourg. Inquiet pour son avenir et celui de ses confrères, il nous a contacté via la page Alertez-nous et nous a confié ses craintes pour sa profession mais aussi les plans qu’il a mis en place pour survivre.

En 2008, David, ingénieur industriel en électromécanique de formation reprend l’exploitation laitière léguée par sa belle-famille. "J’ai choisi ce métier par amour et pas pour les aspects financiers sinon je n’aurais jamais repris cette exploitation", nous prévient-il d’emblée. Très vite après la reprise de l’entreprise familiale, le jeune homme se pose des questions quant à son futur.

"En 2009, la grève du lait a éclaté et j’ai décidé de la suivre parce que je voulais être solidaire de tous les agriculteurs. J’étais moi-même en difficultés mais j’accordais cela au fait que je venais de démarrer", raconte-t-il. Quatre ans plus tard le secteur laitier reste en crise. Celle-ci ne touche pas seulement les producteurs de lait belge, les confrères européens de David sont également affectés. A la source de cette crise: le prix du lait, beaucoup trop bas et qui ne couvre pas les coûts auxquels doivent faire face les producteurs. En novembre 2012, lors d'un grand rassemblement organisé devant le Parlement européen à Bruxelles, un exploitant laitier polonais résumait parfaitement l'impasse angoissante: "Comment pouvons-nous garder la tête hors de l'eau à partir du moment où le prix du litre de lait s'élève en moyenne à 0,26 euro à la vente et coûte 0,40 euro à la production ? C'est bien simple, lorsqu'on se lève le matin, on sait que la journée de travail ne rapportera pas un seul euro."

Fermier et enseignant à plein temps

L’hiver dernier, la situation économique de son exploitation est telle que David franchit le pas. En plus de ses activités à la ferme, il décide d’assurer un contrat de remplacement de 4 mois en tant qu’enseignant. "Financièrement, nous n’aurions pas pu continuer comme cela.  Mon épouse travaillait déjà à l’extérieur et heureusement qu’on avait ce revenu-là supplémentaire pour faire tourner le ménage parce que les revenus engendrés par l’exploitation ne sont pas suffisants. J’ai donc entrepris les démarches d’assurer un emploi supplémentaire pour nous donner un petit peu d’aisance et pour prévenir des années difficiles", explique-t-il. Un remplacement que David a honoré mais non sans quelques difficultés car à ce nouvel horaire chargé s’additionnait ses besognes quotidiennes à la ferme. "Je trayais le matin à 4h30 pour avoir terminé pour 7h. Je partais travailler à 8h. Et si ma journée se terminait à 16h, je rentrais le soir, je faisais ma traite du soir et je soignais mes animaux. La nuit s’il y avait des vêlages je devais me relever", énumère-t-il.

Un revenu net qui tourne autour des 1000 euros

Aujourd’hui, la situation reste inchangée. "Les chiffres de mes revenus sont fluctuants, mon salaire net  se situe entre 800 et 1200 euros par mois, pour commencer ma journée, en période hivernale, à 6h du matin et la terminer vers 19H. Je ne pense pas que cela soit un revenu digne d’un travailleur", déplore David. Un sentiment partagé par ses congénères et qui se ressent lors des grands rassemblements. "Les agriculteurs en ont marre et on le remarque d’ailleurs dans nos manifestations. De moins en moins de gens y participent. Ils sont même gênés de dire qu’ils continuent à produire à perte. Parce qu’ils n’en sortent plus, ils ne savent pas très bien ce qu’il faut faire. Cela joue énormément sur le moral et le physique des gens. Il n’y a pas de position politique claire et on est en train de détruire tout un tissu social qui s’est tissé autour de l’agriculture. Finalement c’est tout un secteur qui tombe en ruine", regrette le jeune producteur de lait. Et les chiffres clés de l’agriculture publiés par le SPF Economie reflètent cette résignation. De 2011 à 2012, rien que sur le territoire wallon, 500 exploitations laitières ont décidé de cesser leurs activités. La Wallonie n’en compte désormais plus que 3500.

De la production conventionnelle aux produits certifiés bio

Il y a deux ans,  David a décidé de prendre le taureau par les cornes et de ne pas sombrer. Il a alors pris une décision qui allait radicalement changer son mode de production : il s’est  lancé dans la production de lait de culture biologique. La survie de la ferme Pierard en dépendait. Il fallait passer par une diversification de ses activités et le lait bio répondait à une réelle demande et constituait un attrait financier non négligeable. "Le lait bio est vendu plus cher. Et les primes pour subventionner ce type de production existent. L’Europe nous a incité à diversifier nos activités. Nous profitons du système mis en place". Et David de poursuivre: "Je me suis donc conformé depuis deux ans maintenant au cahier des charges de l’agriculture biologique, puisqu’il faut deux ans pour convertir une exploitation. Depuis ce 1er avril,  je peux livrer du lait certifié bio", s’enorgueillit-il. Mais si David avait vraiment eu le choix, il n’aurait pas transformé son exploitation. "On profite des primes octroyées à cet effet, mais tout cela a quand même un coût énorme pour nous les fermiers. A choisir, j’aurai préféré vendre mon produit pour sa vraie valeur, mais le système est tel que nous sommes obligés d’y passer pour pouvoir continuer à produire", enchaîne-t-il.

Le bio, une valeur spéculative incertaine

Et cette décision, il y a des jours où David se demande si elle fera vraiment la différence. Entre le moment où il a entamé ses démarches et où sa production a été certifiée conforme bio, de l’eau a coulé sur les ponts et d’autres producteurs de lait ont également décidé de faire le grand plongeon dans la cuve de lait labellisée bio. Beaucoup trop d’autres producteurs. "Au moment où j’ai pris cet engagement, il y avait réellement une demande. Deux ans plus tard, cette demande est en baisse. Comme il y a eu un effet incitatif de la part de l’Europe qui s’est mise à subventionner ce type d’agriculture à plus haute valeur que l’agriculture conventionnelle, beaucoup de fermiers ont fait le pas. Depuis le moment où j’ai pris mon engagement, je me rends compte que beaucoup d’autres producteurs ont essayé  de se réfugier dans cette spéculation-là et que forcément cela augmente l’offre et la demande apparemment ne suit plus vraiment cette tendance. D’autant plus que plus le volume grandit, plus cette spéculation laitière biologique aura tendance à se retrouver dans le circuit industriel, et donc forcément à voir sa valeur ajoutée diminuer", déplore-t-il.

Tous les exploitants agricoles sont concernés

Globalement c’est tout le secteur de l’agriculture qui est en péril. En 2000, la Belgique comptait 61 926 exploitations agricoles. En 2011, le nombre d’exploitations avait chuté à 39 528. "C’est un vrai drame social que traverse actuellement le secteur agricole. Ces 20 000 exploitations représentaient 30 000 emplois (33 000 selon les chiffres du SPF économie) et ces 30 000 emplois en réalité si on calcule bien, c’est 3000 emplois par an.  Cela équivaut à un drame Arcelor chaque année. Mais cela forcément on en parle moins parce que c’est moins représentatif qu’une grosse entreprise qui cesse ses activités. On a de temps en temps un agriculteur qui arrête, puisque c’est souvent une personne ou deux qui arrêtent. Il faut savoir que dans ces gens-là il y a eu des personnes qui étaient en fin de carrière qui n’ont pas eu de repreneurs, mais il y a eu des gens aussi qui ont arrêté l’activité et qui ont été cherché un emploi à l’extérieur et qui ont pris un emploi à un chômeur, alors que tout ce qu’ils voulaient, c’était vivre de leur passion comme moi", conclut-il.

Les producteurs attendent d'hypothétiques mesures

David peut-il espérer des changements dans les mois à venir ? Lors de la manifestation de novembre dernier, le commissaire européen de l’agriculture Dacian Ciolos a promis aux agriculteurs européens que des propositions durables seraient dégagées pour mi-2013. On y est bientôt. Une mesure souvent évoquée par de nombreux députés européens est la création d'une agence de surveillance du prix du lait. Cette future agence européenne aurait la possibilité d’influer directement sur le prix du lait lorsque celui-ci passerait sous un certain seuil.
David Pierard, rendu circonspect par l'expérience, attend de voir : "Depuis le début de la grève du lait, on dit beaucoup de choses mais on n’agit pas suffisamment rapidement", conclut-il.

Jennifer Lecluse

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