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Un sélectionneur "sous contrôle", une "proximité" avec les joueurs qui "n'empêche pas le respect et l'autorité", l'importance accordée à la gestion mentale: le sélectionneur de l'équipe de France Didier Deschamps décrypte pour l'AFP sa façon de travailler, à quelques jours de l'Euro.
Q: Champion du monde 1998, d'Europe 2000: votre expérience en tant que joueur vous aide-t-elle à envisager ce doublé ?
R: "C'était une autre époque, certains n'étaient pas nés..."
Q: Donc vous n'en parlez pas aux joueurs ?
R: "Jamais. Ce n'est pas leur vie, c'est la mienne. C'est un autre temps. Pourquoi y faire référence ? Les références, c'est aujourd'hui. Si quelque chose a été bien fait dans le passé, est-ce que cela peut se répéter ? Ce qui a été fait, personne ne pourra l'enlever, mais le plus important c'est ce qu'il y a à faire. On a toujours trop tendance à vouloir comparer."
Q: En quoi les défaites, notamment celle en finale de l'Euro-2016, peuvent vous servir ?
R: "Cela nous a servi deux ans après, surtout pour mieux gérer l'événement qu'est une finale de grande compétition. Le côté émotionnel est important: plus on connaît de finales, plus les situations se répètent. (...) C'est surtout important pour désacraliser l'événement même si c'est difficile, parce que ça reste le top du top."
Q: Les jours de match, luttez-vous tout de même contre le stress ?
R: "Je n'ai pas de pression, pas de stress, c'est de l'adrénaline. Tout ce qui est négatif ne m'habite pas. Je fais en sorte de maîtriser mes émotions, même si par moments ça peut sortir."
Q: C'est une question de caractère ou une discipline que vous vous imposez ?
R: "Être sous contrôle, c'est la fonction qui veut ça. Cela n'empêche pas d'être naturel. Je suis quelqu'un qui aime bien parler. Encore faut-il que les mots soient en adéquation avec ce qu'on dégage. Un entraîneur qui demande à ses joueurs d'être +tranquilles+ mais qui a des gouttes qui lui coulent du front... (il grimace). Par moments, on peut être habités par certains doutes, mais il faut faire en sorte que ça ne se voie pas. On intériorise beaucoup, on prend sur soi, parce qu'à un moment, il faut décider et on ne peut pas faire plaisir à tout le monde.
Il faut aussi avoir un staff sur lequel s'appuyer, car on ne peut pas tout faire, tout le temps. Certes, ils n'ont pas l'autorité que moi je représente vis-à-vis des joueurs, mais ils ont chacun une responsabilité. Chaque membre du staff est garant de l'état d'esprit."
Q: Avec les joueurs, où placez-vous le curseur entre autorité et souplesse, proximité et distance ?
R: "La proximité n'empêche pas le respect et l'autorité. Ils savent bien que c'est moi qui décide. L'essentiel pour moi est d'avoir une relation de confiance. (...) Je ne leur donne pas de conseils mais mon avis, je vois ensuite comment ils réagissent. Il faut peut-être un peu plus de proximité aujourd'hui parce que la notion affective est plus importante. La nouvelle génération est en demande."
Q: Elle a plus besoin qu'on vienne lui expliquer les choix, les justifier ?
R: "Justifier non, jamais, mais expliquer et argumenter. On ne peut pas justifier. A un moment, il faut faire des choix avec X qui est plus fort que Y. Mais si je dis à Y +je ne te fais pas jouer+, lui est convaincu d'être plus fort que l'autre. La discussion permet de ne pas les mettre devant le fait accompli, mais avant d'arriver à des décisions importantes je prends le temps d'échanger, d'avoir le maximum d'informations, je les fais participer aussi, c'est important."
Q: Vous prenez souvent le temps de discuter individuellement avec des joueurs ?
R: "Je le fais, même si je ne peux pas tous les voir. Ce ne sont pas tous des entretiens formalisés. Ca peut être après un repas, sur le terrain avant ou après l'entraînement, deux ou trois minutes en marchant. On discute, pas forcément de football. Cela vient dans les deux sens. Ma porte est ouverte à n'importe quel moment.
Notre objectif, surtout quand on est en grande compétition, c'est de ne perdre personne. Le premier jour, ils sont tous heureux, ils ont tous la banane. Après, chaque jour qui passe... Il y a les matches de prépa, puis la compète. Il faut accorder autant si ce n'est plus à ceux qui jouent peu ou pas."
Q: Cela gaspille beaucoup d'énergie ?
R: "Non, ça ne gaspille pas, c'est indispensable pour l'équilibre et la vie de groupe. Le domaine le plus compliqué, c'est la gestion humaine, forcément. OK, ce sont des top joueurs, mais cela n'empêche pas que ce sont des êtres humains avec leurs sensibilités, leurs points faibles. Ils peuvent être impactés par des problèmes extérieurs aussi, qu'ils soient professionnels ou privés, familiaux. C'est parfois plus important d'écouter que de parler."
Q: Lors de l'épisode de l'extincteur en Russie (incident dans l'hôtel des Bleus déclenché par des joueurs), vous avez préféré un regard noir à un long sermon. Pourquoi ?
R: "On n'a pas toujours besoin de hausser le ton. Ca arrive, des fois. (...) J'ai eu une première vie aussi qui me permet d'avoir vécu beaucoup de situations, moi-même ou mes partenaires, qui peuvent m'aider à faire non pas forcément toujours le bon choix, mais écarter le mauvais. C'est forcément un trésor dans lequel je puise, sans forcément copier-coller parce que c'était une autre génération."
Q: Jusqu'où allez-vous dans le management participatif? Jusqu'à quel point peuvent-ils vous faire changer d'avis ?
R: "C'est ouvert. L'être humain -- ce n'est pas lié uniquement aux footballeurs -- a toujours envie d'élargir le cadre. Il peut y avoir des demandes. Je ne suis pas là pour dire oui à tout, pas là pour dire non à tout non plus. Je les implique, je réfléchis et quand ça ne me pose pas de problème, j'ai plutôt tendance à dire oui."
Q: Vous ne faites jamais appel à des spécialistes en préparation mentale, pourquoi ?
R: "Ca serait renier l'essence même pour moi de la compétence d'un entraîneur ou d'un sélectionneur. Je respecte ceux qui le font. S'il y en a qui en ressentent le besoin et que cela amène un plus, pourquoi pas? Mais par rapport à la façon dont je fonctionne, c'est une partie très importante de mes prérogatives. J'aime cela, j'y passe du temps. Il faut beaucoup écouter, c'est une relation de confiance. Moi j'aime bien avoir les personnes en face de moi, plus deux yeux et deux oreilles qui sont à ma gauche (son adjoint Guy Stéphan, présent à ses côtés durant l'entretien, NDLR)."
Propos recueillis par Jérémy TALBOT et Antoine MAIGNAN.