Partager:
Cela fait quatre décennies que l'Albanaise Vitore Lufi distille le raki au fond de son jardin. L'eau de vie traditionnelle est créditée de toutes les vertus par ses nombreux amateurs et en cette année de pandémie, et surtout celle de remonter le moral.
Cet alcool fort populaire en Albanie comme dans d'autres pays des Balkans où il est connu sous le nom de rakija est confectionné à l'automne par de nombreuses familles.
A Fishtë, dans le Nord vallonné planté de vignes et d'oliviers, Vitore Lufi, fait du raki depuis qu'elle s'est mariée voici 43 ans. Dans son costume traditionnel, tablier rayé rouge et blanc porté sur pantalons, cette mère de cinq enfants attise les flammes sous son "kazan", un chaudron de cuivre de deux siècles d'âge.
A l'intérieur, des raisins fermentés du cépage autochtone kallmet. Au terme d'un système de distillation rustique, ils produiront un filet clair qui titre à une vingtaine de degrés.
"C'est le temps de l'eau-de vie-qui porte en elle le bonheur de se retrouver tous ensemble, malgré cette misère de pandémie", lance la sexagénaire.
Plus de 60% des Albanais boivent régulièrement de la bière, du vin ou du raki selon les statistiques officielles. Du Nord au Sud, les familles sont nombreuses à cultiver des vignes et à produire vin et eau-de-vie maison.
Mais le raki tient une place privilégiée dans les modes de vie. Il accompagne les cérémonies les plus importantes de l'existence, des naissances aux funérailles en passant par les mariages, souligne Përparim Kabo, professeur d'anthropologie à l'université de Tirana.
"C'est le symbole de l'hospitalité, du partage avec autrui des moments de joie mais aussi de malheur", dit-il. C'est aussi une représentation de "l'âme", dotée à ce titre d'une fonction "spirituelle qui prévaut sur tous les rites religieux".
- "Jamais ivres"-
A l'instar de Vitore Lufi, qui a appris son art de sa belle-mère et l'enseigne à son tour à ses belle-filles, les femmes sont nombreuses à concocter ce qui est pourtant qualifié de "boisson d'homme" dans un pays à fortes traditions patriarcales.
"Elles sont plus attentives, jamais ivres comme les hommes et pour le tester, leur goût est plus délicat", plaisante Altin Prenga, 38 ans, patron d'une ferme-restaurant d'agrotourisme à Fishtë.
Après avoir travaillé dix ans comme chef en Italie, il est rentré au bercail et sa maison fait vivre 400 familles. Il commercialise depuis peu le raki concocté par des femmes des alentours.
Plus au sud, les caves Arbëri à Mirditë fêtent aussi le premier jour de la distillation d'un spiritueux "pur comme les eaux des montagnes", tout comme chaque famille de cette région montagneuse.
s'il finit toujours par être bu, sa visée première n'est pas la soûlographie mais la joie de faire un cadeau, soutiennent les adeptes.
"Ce serait une honte pour une famille de la région de ne pas avoir de raki à offrir à un ami", dit Fran Kaçorri, ancien agronome et propriétaire de ces caves réputées pour leurs vins exportés aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Suisse mais aussi pour leur raki, élaboré à l'ancienne dans de grands récipients en cuivre.
C'est un alcool versatile, qui sert en toutes circonstances. Dans les remèdes populaires, on en fait des cataplasmes pour soulager les maux de gorge, on le mélange à l'aspirine contre les douleurs musculaires...
A "très faibles doses", le raki a des "effets magiques", commente Servete Lohja, médecin généraliste à Tirana, citant ses "propriétés relaxantes, contre les règles douloureuses ou le stress". Ce "vasodilatateur naturel" a des qualités "antioxydantes et sert aussi d'excellent désinfectant", poursuit la médecin.
Mais elle prévient: "C'est loin d'être un médicament guérissant le Covid" qui a fauché plus de 600 personnes dans le petit pays des Balkans de 2,8 millions d'habitants.