2020 devait être leur année : l'année de la présentation de leur spectacle, la consécration de mois, d'années de travail et d'une bonne dose de passion. Mais le coronavirus s'est invité dans nos vies, dans nos agendas et a vidé les salles de spectacle. Serine et PE, font du stand-up (genre comique qui vient des Etats-Unis, dans lequel l'humoriste prend à témoin le public et échange avec lui, au départ d'histoires plus ou moins personnelles). Ils font partie des représentants de cette nouvelle scène de l'humour belge. Deux artistes aux styles différents, mais qui partagent le même amour du public. Ils nous ont confié comment ils vivent ces mois sans show.
"Trois ou quatre fois": Serine Ayari ne compte plus les reports de son spectacle. La jeune femme de 29 ans était censée présenter au public son premier one-woman-show en 2020 : "Still Standing" (en français : Encore debout)... titre qui sonne étrangement juste dans le contexte de crise. Les annulations de dates, les projets qui tombent à l'eau les uns après les autres, forcément elle a mal vécu les choses : "J'allais enfin pouvoir clôturer un chapitre et aussi me consacrer plus au stand-up en français". Et c'est l'une de ses principales particularités : Serine manie les punchlines et son humour cash dans trois langues : l'anglais, le français et le néerlandais.
L'humour, c'est plus complexe que ce qu'on pense. On ne met pas assez en avant le fait que ça prend du temps
"Dans ma vie, ce sont les langues qui m'ont toujours ouvert les portes", précise l'humoriste belge d'origine tunisienne, que ce soit pour trouver des boulots ou des opportunités intéressantes. "Je me suis dit, pourquoi me limiter à une langue ? Alors que le pays est tout petit". Serine s'est inscrite à son premier "open mic", sa première scène ouverte, il y a deux ans et demi et c'est lors d'un voyage à New York il y a quatre ans qu'elle a eu un déclic, en assistant à une soirée de stand-up un peu par hasard, après avoir accepté d'acheter le ticket qu'on lui tendait dans la rue.
PE, Pierre-Emmanuel Jennar, arpente les scènes du pays depuis plus longtemps mais c'est seulement il y a trois ans qu'il a véritablement trouvé son style, sa voie, avec son premier spectacle, baptisé Optimiste. "L'humour, c'est plus complexe que ce qu'on pense. Quand je m'y suis intéressé au tout début, ça a été une catastrophe. Ce qu'on ne met pas assez en avant dans ce métier, c'est que ça prend du temps. Il faut avoir un vécu, quelque chose à raconter", souligne le trentenaire originaire de Jodoigne. Lui aussi a vu les dates de son second spectacle, "PE raconte des histoires drôles", dont plusieurs étaient sold-out, repoussées, annulées : plus d'une trentaine, parfois à deux reprises.
La scène, le contact avec le public, c'est ce qu'il préfère par dessus tout : "Je prends du plaisir quand j'entends les gens rire ou quand je les vois sourire, c'est devenu une drogue", alors cette attente commence à devenir longue.
PE bénéficie du statut d'artiste, un régime spécifique de chômage, pas toujours facile à obtenir: il faut pouvoir justifier de 156 jours de prestations artistiques sur une période de 18 mois. Condition stricte qui a été assouplie pour répondre à la crise sanitaire : un artiste ou un technicien artistique a un droit temporaire à une allocation de chômage du 1er avril 2020 au 31 mars 2021, s'il a travaillé durant au moins 20 jours (ou 10 prestations) entre le 13 mars 2019 et le 13 mars 2020.
En 2021 si on ne joue pas, il va falloir envisager de trouver un autre job
Mais avec les mois qui s'accumulent sans revenu, ce n'est pas assez pour couvrir les dépenses. Les économies qu'il avait faites pour partir en voyage, "elles sont passées dans le fait de simplement vivre... En 2021, si on ne joue pas, il va falloir envisager clairement de trouver un autre job", dit l'humoriste.
Une éventualité à laquelle Serine n'a pas envie de penser : "Je ne le ferai qu'en cas d'absolue nécessité". Malgré la crise, elle arrive à travailler un peu et puis il y a eu la courte reprise de l'été, mais elle est loin de la stabilité qu'elle espérait atteindre cette année : "Au premier confinement, j'ai presque vidé mon compte épargne parce qu'il n'y avait quasiment rien qui rentrait". Ce qui explique qu'elle a d'abord pris cette période particulière comme une punition, face à toutes les occasions manquées. Jusqu'ici, 40% de son travail était en Belgique, 60% à l'étranger : Paris, Amsterdam, Londres... Elle devait jouer pour la première fois au Japon, en juin et d'autres projets n'ont pas pu se faire mais "plein de portes se sont aussi ouvertes en Flandre et en Belgique". Elle n'aura le fameux statut d'artiste qu'en janvier prochain, alors en attendant elle doit dire oui "à beaucoup de choses... pour gagner de l'argent. Je suis tributaire de ce qu'on me propose, ce n'est pas confortable". Et dans ces conditions, il est très difficile de se projeter dans l'avenir.
Octobre à janvier, les meilleurs mois de l'année
Annuler, postposer, réorganiser les dates, c'est ce qui occupe en partie les journées de Cédric Vantroyen, le gérant du Kings of Comedy Club. Comme l'ensemble des salles de spectacle, le lieu de référence du stand-up à Bruxelles, sera resté fermé près de six mois cette année. "J'ai dû annuler la venue d'une quarantaine d'artistes et traiter 3.000 billets, pour des reports ou remboursements. D'octobre à janvier, ce sont les meilleurs mois de l'année, ceux durant lesquels les gens veulent sortir voir des spectacles", éclaire le responsable.
Cet acteur de la culture, qui n'est pas subsidié par la Fédération Wallonie-Bruxelles, a reçu 7.000 euros d'aide. "Nous sommes une petite structure (Il est associé aux humoristes Guillermo Guiz et Alex Vizorek), nous n'avons pas de frais fixes énormes, ça permet d'amortir le choc, mais il ne faut pas que ça continue après février". En ce qui concerne les artistes qu'il programme, dont PE et Serine font partie, le gérant voit des situations très différentes : pour ceux qui ont d'autres activités, d'autres sources de revenus, ça va mais certains n'ont aucune rentrée financière.
Se réinventer
Durant la courte reprise de l'été, les spectacles du Kings of Comedy Club ont très bien marché, si pas mieux que d'habitude : "Les gens étaient très pressés de revenir dans les salles, on a multiplié les créneaux horaires pour les recevoir".
Pour ces artistes, le confinement, la situation mondiale inédite, a également été source d'inspiration. "Les nouvelles sont plus drôles que nous", lance PE qui a augmenté sa présence sur les réseaux sociaux durant la période. "Les CNS (Conseil national de sécurité), c'étaient du pain bénit". Comme de nombreux citoyens, ils regardaient les conférences de presse du gouvernement qui annonçaient les mesures et il a eu l'idée de filmer ses réactions. Des vidéos à l'humour sarcastique qui remportent un joli succès. En juillet, il a également épinglé la star de la téléréalité Nabilla. Ses commentaires en images ont été vus plus de 4,7 millions de fois sur Facebook.
PE a accepté d'enregistrer une vidéo pour RTL INFO. Témoignage à la fois drôle, piquant et empreint de sincérité que vous pouvez retrouver ci-dessous.
En été, il a aussi proposé une tournée des barbecues. Reprenant ainsi le concept de l'humoriste français Haroun, il s'est déplacé chez les gens (tant que c'était possible en vertu des restrictions sanitaires). Au programme, il y avait un dîner et 10, 15 minutes de blagues. "Contre toute attente, ça a très bien marché et c'était complètement différent d'un spectacle, les gens me coupaient la parole, c'était très enrichissant", se souvient-il.
De son côté, Serine a eu des propositions dans les médias. Elle a notamment participé à la populaire émission, De slimste mens ter wereld, sur la chaîne flamande Vier et elle propose une chronique sur la radio Studio Brussel. Les quelques mois de reprise des spectacles en été lui ont fait du bien. Depuis ses débuts, elle ne s'était jamais arrêtée, alors de retour sur scène, elle s'est un peu demandé: "comment on démarre, par quoi on commence ? Parce que tout était devenu automatique".
Leurs espoirs pour 2021 ? Rejouer au plus vite
"J'espère juste pouvoir rejouer", confesse Serine... "Et voyager mais ne pas retrouver le même mode de fonctionnement qu'avant, où tout était en masse et exagéré". Serine s'est également confiée dans une vidéo, à retrouver ci-dessous .
Cette année qui se termine lui a appris beaucoup de choses sur elle-même. Sentiment partagé par PE : "2020 a été la plus difficile pour moi jusqu'à présent, mais j'ai aussi appris que j'étais capable de me renouveler pour proposer d'autres choses".
Cédric, le gérant du Kings of Comedy Club, prépare déjà la réouverture prévue en février prochain... si tout se passe bien : "Je suis obligé de travailler comme si on allait ouvrir le premier, quitte à reporter". Durant la reprise estivale, 50 personnes étaient accueillies au lieu de 80, pour laisser un mètre 50 de distance entre les tables.
L'humour n'est pas reconnu comme une activité artistique à part entière
Comme de nombreux acteurs culturels, Cédric Vantroyen dénonce "la communication des autorités qui a parfois été chaotique" et le manque de perspectives données aux artistes, dont le travail "est plus qu'essentiel pour le moral des gens".
La crise sanitaire pourrait peut-être aussi avoir un effet salutaire pour la culture : le politique, pressé par les artistes, est en train de se rendre compte qu'il y a un manque : "L'humour n'est pas reconnu comme une activité artistique à part entière, si tu veux demander des aides, il n'y a aucune case", regrette Cédric Vantroyen qui fait cette comparaison avec la musique: "L'humour est un peu considéré comme un sous-genre, comme le rap auparavant, alors que ce style musical est devenu la pop d'aujourd'hui. Le stand-up est l'une des formes artistiques les plus consommées, mais il est toujours mis de côté".
Sous l'impulsion de Vincent Taloche, ces artistes veulent s'associer pour lancer la Fédération belge des professionnels de l'humour. Et Cédric pense que "les responsables politiques comprennent qu'il faut un souffle nouveau".
