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Piroguiers kaki du Maroni: les maîtres du fleuve

A la proue de la pirogue, les yeux braqués sur les clapots du Maroni, Thomas Abachi, dit "GPS", sonde les eaux boueuses de sa perche. Derrière lui, dix soldats français en mission anti-orpaillage, qui sans lui ne peuvent rien.

Comme lui, ils sont quarante, nés sur le fleuve, piroguiers au sein de la section fluviale du 9ème RIMa à Saint-Jean-du-Maroni, dont dépendent tous les déplacements des Marsouins.

Ce matin, avant le départ de la patrouille, Thomas a fait la prière dans le bureau de l'adjudant-chef Jean-Pascal. En langue bushinengue, mélange de dialecte africain, de créole guyanais, d'anglais, de hollandais et de français, il a imploré Dieu et les ancêtres de protéger sa pirogue, les soldats, le général et sa famille. Courbé en deux vers le sol en ciment, il a fait ses incantations, versé des lampées de rhum, bu le reste.

"Avant de partir, il faut implorer le Dieu qui est là-haut et les ancêtres qui sont en bas, ceux qui nous ont emmenés d'Afrique", dit-il à un journaliste de l'AFP, en patrouille avec eux.

Les Bushinengue du Maroni sont les descendants d'anciens esclaves échappés au XVIIIème siècle des plantations de canne du Suriname voisin, qui commence sur l'autre rive du Maroni. Cachés au plus profond de la forêt équatoriale, ils ont résisté et appris, au contact des Amérindiens, les secrets du fleuve.

"Regardez", dit l'adjudant-chef en montrant l'une des pirogues peintes aux couleur camouflage, "ces bateaux sont un mélange de technique amérindienne et africaine, notamment la proue relevée, décorée de symboles".

- "Le chef, c'est moi" -

Les 75 chevaux du moteur Yamaha brassent les eaux troubles du Maroni, la patrouille remonte le fleuve en direction d'Apatou. Il devait y en avoir une autre, mais un piroguier, parti voir son fils hospitalisé, n'a pu être remplacé.

"Ils sont comme des guides de haute montagne", dit l'officier. "Sans eux, pas de déplacement. Ici, à part l'hélico, tout passe par le fleuve".

A la proue, Thomas manie sa perche du geste auguste du berger, donne de la main gauche des instructions à peine perceptibles à Johnny, bandana et dent en or, qui tient la barre et les suit à la lettre.

A la saison sèche, quand le fleuve est presque à sec, le seul passage entre les rochers est parfois à peine plus large que la pirogue.

"Les sauts (rapides), les rochers, c'est très dangereux. Il faut savoir lire le fleuve, voir si l'eau est lisse, si elle fait des reflets, si elle change de couleur", dit Thomas, 51 ans. "J'ai la vie de dix hommes dans mes mains. Je sais que si à cet endroit ce rocher est couvert, ça passera bien au prochain saut".

"Les soldats, ils disent toujours : +la mission, la mission !+ Mais ce sont de petits +métros+, ils ne connaissent rien. Ils changent souvent. Nous sommes là. Parfois ça passe, mais parfois, ça ne passe pas. Et quand ça ne passe pas, c'est moi qui le dit. Le chef, sur la pirogue, c'est moi".

Comme ses aïeuls, Thomas a appris les secrets du fleuve entre les genoux de son père, vers huit ans. "Tu regardes. A dix ans, le papa te laisse mettre la main sur la poignée de gaz. A douze tu prends une petite pirogue pour conduire la maman au marché. Et à quinze ans, tu peux être piroguier".

Les pirogues du 9ème RIMa, de douze à dix-sept mètres, sont fabriquées près d'Apatou par Léo Ajome, 58 ans, héritier d'un savoir ancestral. Le fonds de la coque est le tronc d'un Angélique, creusé à la tronçonneuse puis à la serpette, brûlé pour le mettre à la forme et le rendre plus résistant. Les flancs sont en Grignon, une autre essence de la forêt. Pour l'étanchéité, des joints de carton recouverts de fines lames de tôle.

"J'ai proposé de leur fournir du mastic spécial, mais ils préfèrent le carton", sourit l'adjudant-chef Jean-Pascal. "Ils veulent que le fond de la pirogue prenne toujours un peu l'eau, pour rester souple et résister si on racle". Achetées 5 à 6.000 euros par l'armée française, une pirogue guyanaise sera remplacée tous les six à sept ans.

Le long du Maroni, où leurs belles maisons sur pilotis marquent un statut social envié, certaines familles travaillent de père en fils pour l'armée française. "Les piroguiers privés peuvent gagner plus d'argent, mais ils n'ont pas d'assurance, pas de retraite, pas de paie tous les mois", dit "GPS", regard perçant et petite moustache sous le nez.

"La pirogue, c'est dur. Les bras, les épaules, le dos. Ma colonne vertébrale est tendue comme une liane. A 60 ans, si Dieu le veut, j'arrête".

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