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L'Europe veut interdire les produits issus du travail forcé: est-ce réalisable? (Décryptage)

Fin avril, le Parlement européen a validé un règlement qui vise à interdire dans l'Union européenne la vente, l'import et l'export de biens dont le processus de production implique du travail forcé. Une loi similaire existe aux Etats-Unis depuis 2021. Pour les défenseurs du projet, il s'agit d'une loi historique. Mais est-elle réalisable?

Le Parlement européen a validé le 23 avril dernier un règlement qui vise à interdire dans l'Union européenne la vente, l'import et l'export de biens dont le processus de production implique du travail forcé. De nombreuses marques connues comme Zara ou encore Nike y ont recours, notamment en Chine. Mais le travail forcé, qui s'apparente à de l'esclavagisme moderne, est aussi courant dans de nombreux pays.

Ce règlement est donc historique afin de lutter contre ce fléau des droits humains. Mais dans les faits, est-il réalisable? 

Les chiffres vertigineux du travail forcé 

Les chiffres du travail forcé donnent véritablement le tournis. D'après les estimations de l'Organisation internationale du travail (OIT), il y a 28 millions de personnes victimes de travail forcé dans le monde, ce qui génère un total de 217 milliards d'euros par an. Plus de 3,3 millions de ces travailleurs forcés sont des enfants. Au total, on estime que 3.5 personnes sur 1.000 sont victimes de travail forcé dans le monde.

Rien ne justifie la persistance de l’esclavage moderne 

Des chiffres qui sont en augmentation, d'après un rapport de l'OIT: "Le travail forcé a pris de l’ampleur ces dernières années. Une simple comparaison avec les estimations mondiales de 2016 révèle que le nombre de personnes en travail forcé a augmenté de 2,7 millions entre 2016 et 2021".

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Et le travail forcé n'épargne aucune région du monde. L'OIT précise: l’Asie et le Pacifique abritent plus de la moitié du total mondial avec 15,1 millions de personnes victimes de travail forcé, suivis par l’Europe et l’Asie centrale avec 4,1 millions, l’Afrique avec 3,8 millions, les Amériques avec 3,6 millions et les États arabes avec 0,9 million.

Dans ce même rapport, l'OIT tire la sonnette d'alarme: "Rien ne justifie la persistance de l’esclavage moderne dans le monde d’aujourd’hui. Nous pouvons et nous devons faire mieux. Ce n’est pas que nous ignorions comment agir: il existe un nombre substantiel et de plus en plus important de politiques et de programmes de lutte contre l’esclavage moderne qui offrent des orientations cruciales pour l’avenir". 

Un règlement historique pour l'UE

Alors le 23 avril dernier, le Parlement européen a adopté ce texte avec une large majorité (555 pour, 6 contre et 45 abstentions). Les négociateurs des États membres, et ceux du Parlement européen, avaient trouvé un accord à ce sujet début mars, sur base d'une proposition de la Commission de septembre 2022.

L'UE n'avait jusqu'ici pas de législation qui habilite ses États membres à saisir ou ordonner le retrait du marché d'un produit issu du travail forcé. Le texte voté y remédie et c'est pourquoi il s'agit d'un texte historique, qui vise à lutter contre l'esclavage moderne dans le monde du travail. 

S'il y a suspicion de travail forcé dans une chaîne d'approvisionnement, par exemple sur base du signalement d'un lanceur d'alerte ou parce que le produit relève d'un secteur à risque, l'État membre pourra enquêter sur le fabricant et ses fournisseurs, et éventuellement exiger le retrait du produit.  

Habillement, électronique, alimentaire... Ce sont tous les types de produits qui peuvent être visés, tout comme de nombreuses marques populaires. "C'est une bonne nouvelle pour les consommateurs, mais aussi pour les entreprises européennes, qui souffrent actuellement du dumping des importations en provenance de régions où le travail est forcé", a déclaré l'eurodéputée Anna Cavazzini avant le vote.

Pour définitivement valider ce règlement, le Conseil de l'UE doit encore se prononcer, une formalité à priori. Il devrait donc ensuite entrer en application 3 ans plus tard soit en 2027.

Des cas de travail forcé rapportés en Europe 

Concrètement, la législation prévoit la constitution d’une base de données compilant les risques de travail forcé et alimentée par des organisations internationales et des institutions comme l’OIT et les universités. En cas d’"indication raisonnable" de cas de travail forcé, une enquête sera menée pour déterminer si ce cas est avéré. "Plusieurs facteurs de risque et critères seront pris en compte, notamment la prévalence du travail forcé imposé par l’État dans certains secteurs économiques et zones géographiques", précise le Parlement sur son site internet

Lorsque les soupçons de travail forcé concerneront des produits fabriqués hors de l’Union européenne, c’est la Commission qui sera chargée de l’enquête. Dans les cas de soupçons portant sur l’existence de travail forcé au sein de l’Union européenne, ce sont les autorités compétentes de l’État membre concerné qui seront chargées d’enquêter.

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En Europe, le travail forcé est aussi une réalité, notamment dans le secteur des fruits et légumes dans le sud de l’Europe, comme le souligne le Centre national de coopération au développement.

En Grèce, comme le révèle Amnesty International, 42 travailleurs migrants avaient été soumis au travail forcé alors qu’ils travaillaient dans une exploitation de fraises. Ces situations dramatiques existent dans d’autres secteurs, comme celui du bâtiment par exemple.

La Chine dans le viseur, mais pas que

Bien que cette loi s'appliquera aux produits fabriqués partout dans le monde, la loi est considérée comme une mesure délibérée à l'encontre de pays tels que le Turkménistan ou la Chine, où des preuves de travail forcé parrainé par l'État ont été rapportées. L'eurodéputée belge Saskia Bricmont et sa collègue Sara Matthieu citent par exemple le cas des Ouïghours exploités par la Chine.

Un rapport récent a d'ailleurs établi des liens entre des dizaines de grandes marques européennes de vêtements et le travail forcé dans des camps de détention de la région chinoise du Xinjiang, où il existe des preuves documentées d'abus systématiques à l'encontre de la minorité musulmane ouïghoure et d'autres groupes ethniques minoritaires.

Le rapport conclut que des marques telles que H&M, basée en Suède, et Zara, une multinationale espagnole, pourraient s'approvisionner en matériaux fabriqués par des Ouïghours dans les tristement célèbres camps de détention du Xinjiang, la province qui représente environ 90 % du coton chinois et quelque 20 % de l'offre mondiale. 

Au total en Europe, plus d'une quarantaine de marques occidentales d’habillements présentent un risque élevé de travail forcé. La Chine est particulièrement pointée du doigt. Des marques chinoises tels que Shein ou Temu sont également pointés du doigts pour s'implanter en Europe et proposer des produits issus du travail forcé. 

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Une loi réalisable dans les faits? Le cas des Etats-Unis

L'objectif de cette loi est donc d'enrayer la tendance inquiétante à la pénétration sur le marché européen de produits bon marché issus du travail forcé, ainsi que l'augmentation du nombre de personnes soumises au travail forcé et l'explosion des profits illégaux au cours de la dernière décennie.

"Concrètement, nous mettons en place un mécanisme de plainte, d'enquête et de coordination des autorités publiques, qui permettra d'aboutir à un retrait des marchandises du marché européen et de les bloquer aux frontières", commente l'eurodéputée Saskia Bricmont, rapporteure fictive sur le dossier. Pour mettre en place cette loi, il faudra donc compter sur les douanes européennes. 

Nous devons coopérer étroitement avec nos partenaires internationaux

Aux États-Unis par exemple, une loi similaire, qui date de 2021, interdit les produits fabriqués au Xinjiang, les importateurs étant légalement tenus de fournir la preuve que tout produit lié à la région est fabriqué sans travail forcé. Depuis, les douanes américaines saisissent les importations de marchandises dont des composants ont été produits dans la province du Xinjiang, où vit la minorité ouïghoure. 

En 2023, les législateurs américains ont lancé une enquête sur les géants chinois de la distribution Shein et Temu, qui ont connu une énorme croissance sur le marché Belge mais aussi européen , ainsi que sur Adidas et Nike, pour des liens potentiels avec le travail forcé des Ouïghours.

"Cette nouvelle législation est une excellente nouvelle pour toutes les entreprises qui souffrent d’une concurrence déloyale de la part de sociétés qui ont recours au travail forcé. Toutefois, nous devons désormais nous assurer que ce nouvel outil de lutte contre le travail forcé soit convenablement mis en œuvre. La Commission européenne doit disposer de ressources suffisantes pour s’acquitter de ces nouvelles tâches, et notamment pour réaliser des inspections dans les pays tiers", a déclaré l'eurodéputée Maria-Manuel Leitão-Marques, co-rapporteure du texte.

"Nous devons également coopérer étroitement avec nos partenaires internationaux, et notamment avec les États-Unis et le Canada, pour empêcher que les opérateurs économiques qui se voient interdire l’entrée dans un pays d’aller vendre ailleurs leurs produits issus du travail forcé", a-t-elle ajouté. L'Europe s'apprête donc à vivre un réel tournant. 

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Les produits saisis seront recyclés, détruits ou donnés 

Les États membres devront établir des sanctions proportionnées et dissuasives. Et pour le faire, ils s’appuieront sur les lignes directrices du règlement voté le 23 avril dernier qui fixe des directives pour déterminer le montant des sanctions financières.

Les fabricants de produits interdits devront retirer leurs produits du marché européen. Plusieurs possibilités s'offrent ensuite à eux: en faire don, les recycler ou les détruire. Les entreprises qui ne se conformeraient pas pourront être condamnées à des amendes.

Toutefois, si le travail forcé est éliminé de leurs chaînes d’approvisionnement, les marchandises pourront être autorisées à revenir sur le marché européen.

Le texte modifié en dernière minute pour les produits "sensibles" comme les matériaux nécessaires à l'énergie solaire

Mais ce texte historique a quelque peu été adapté: le Parlement européen avait initialement approuvé l’interdiction d’entrée sur le marché de tous les produits issus du travail forcé. Mais une disposition introduite en dernière minute par les Etats membres prévoit désormais une exception pour les produits stratégiques en cas de rupture d’approvisionnement, notamment de matières premières considérées comme essentielles.

Ces produits seront temporairement retenus dans des hangars proches des douanes, le temps que l’opérateur économique prouve qu’il a supprimé le travail forcé de sa chaîne d’approvisionnement. Ensuite, le produit pourra être remis sur le marché.

En cause? Les liens entre le travail forcé dans la région chinoise du Xinjiang et l'industrie solaire ont fait craindre que la loi n'entraîne des pénuries de composants dits "sensibles", nécessaires à la transition énergétique de l'Europe. L'un des secteurs qui pose question: celui du photovoltaïque. La Chine concentre en effet 97% de la fabrication des plaquettes de silicium, un matériau nécessaire à la fabrication de panneaux photovoltaïques

Et la majorité de la production provient de la région du Xinjiang où la communauté ouïghoure est enrôlée de force par les autorités. Selon Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11 qui regroupe 70 ONG: "L’Union européenne ne peut pas continuer à tolérer la commercialisation de produits issus du travail forcé et ce nouveau règlement va contribuer à y mettre fin. Il est regrettable que le Conseil ait exigé en dernière minute d’introduire une échappatoire pour les produits stratégiques, mais ce règlement est néanmoins une étape importante".

Autre point qui pose problème: l’absence d’un mécanisme de compensation pour les victimes, pourtant approuvé par le Parlement mais que le Conseil des États membres n’a pas accepté.

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  • Dans ce cas, commencez par vos voitures électriques et leur batterie !

    Mi Mimalo
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