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"Je suis totalement désabusé", souffle un jeune Wallon via notre bouton orange Alertez-nous. Pour préserver son anonymat, nous l’appellerons Valentin. Il s’est séparé de sa compagne fin décembre dernier. "Elle est partie avec notre fils et a rompu le contact. Je n’ai pas pu le voir avant une première audience en janvier pour fixer les plaidoiries. A ce moment-là, soit les parents prennent une décision d’un commun d’accord, soit c’est la loi de la jungle jusqu’à une audience devant le tribunal", soupire le père de famille. "On a convenu que je puisse le voir 4h par semaine le weekend, c’était ça ou rien du tout", ajoute-t-il.
Lors d’une audience d’introduction, il n’y a effectivement pas encore de plaidoiries. "C’était donc plus un contrat forcé avec la maman. A ce moment-là, on a plus tendance à accepter un accord minimaliste sinon on risque de ne rien avoir", confirme son avocat, Me Jean-Maurice Arnould.
Il vient d’avoir 2 ans et je n’ai même pas pu le contacter par téléphone pour son anniversaire
Pour Valentin, cette décision ne peut être que temporaire. "Voir mon fils 4h par semaine, ce n’est pas suffisant. Il vient d’avoir 2 ans, début avril. Et je n’ai même pas pu le contacter par téléphone ou via Messenger pour son anniversaire", regrette-t-il amèrement. "J’aimerais avoir une garde partagée", espère le jeune papa.
Une audience prévue début mai en mode "procédure écrite"
Après plusieurs mois d'attente, une audience est fixée au tribunal de la famille de Charleroi le 8 mai pour traiter ce dossier. "15 jours avant cette date, j’ai même reçu un message en me disant de m’y préparer. Elle devait se dérouler suivant la procédure écrite, mise en place en raison du coronavirus, sur base des écrits des deux avocats", explique-t-il.
Le 9 avril, le gouvernement a en effet décidé via un arrêté royal lié à la crise sanitaire d’inverser les procédures. "La procédure orale soutenue par des écrits est la règle habituelle en justice. Mais pour limiter la présence de personnes, c’est la procédure écrite qui est privilégiée, sauf si opposition du juge ou des deux avocats", explique Valérie Moreau, juge de la jeunesse et présidente de la division Mons du tribunal de première instance du Hainaut.
Selon Me Arnould, de manière générale, les avocats optent pour cette procédure écrite même si elle présente des défauts. "Car si elle n’est pas adoptée, la date de l’audience est reportée et parfois il faut patienter longtemps. Déjà en temps normal, il faut parfois attendre 6 mois. Donc, c’est un moindre mal", estime-t-il.
Suite au refus d'un avocat, le dossier est reporté
Mais l’avocat de l’ex-compagne de Valentin a refusé cette procédure écrite. "C’est son droit. Le dossier a donc été commandé après les vacances judiciaires", indique l’avocat.
"Le juge a décidé de fixer une nouvelle audience avec comparution des parties dans 4 MOIS ! D’ici là, je dois me contenter de voir mon fils 4h par semaine. Je trouve cela scandaleux et inhumain", commente avec colère Valentin.
Si un des deux avocats s’oppose à une procédure écrite, c’est en effet au juge de trancher. Visiblement, le magistrat a donc décidé de reporter le dossier à fin septembre.
"On s’arrange pour rouvrir les magasins mais la justice, c’est remis à plus tard"
"J’entends bien que la justice tourne au ralenti et qu’il faut suivre des règles spécifiques en raison du coronavirus. Mais quand cela vous arrive à vous, c’est difficile. C’est une situation de crise familiale et on ne peut pas juste vous dire "on se voit dans 4 mois". On s’arrange pour rouvrir les magasins mais la justice, pilier de la démocratie, c’est remis à plus tard. Et les gens continuent de souffrir. Je ne suis certainement pas le seul parent dans ce cas", déplore le jeune papa.
"La situation avec mon fils est indépendante de la relation conflictuelle que j’ai avec sa mère. Il a besoin de voir son père et j’ai besoin de le voir. C’est important pour son développement affectif. La justice devrait pouvoir faciliter les choses. Le but, c’est quand même de savoir ce qui est important pour le petit et on ne peut pas nous faire attendre encore des mois", soupire-t-il.
Les dossiers urgents normalement traités
"Je suis surprise par cette décision, mais je ne connais évidemment pas le contenu du dossier", confie Valérie Moreau, juge de la jeunesse à Mons.
Depuis le début de la crise sanitaire, les divisions de Mons, Charleroi et Tournai travaillent en concertation avec la présidente du tribunal de première instance du Hainaut et appliquent des principes d’actions similaires. Et même si le nombre d’audiences a inévitablement chuté, elles ont été maintenues pour traiter les dossiers urgents.
"Le tribunal de la famille n’a jamais arrêté de fonctionner, malgré le confinement. Dès le 13 mars, la présidente du tribunal de première instance a émis une ordonnance pour suspendre les audiences normales mais en gardant une audience par semaine pour les urgences", assure Valérie Moreau.
A Bruxelles, la situation est identique. "Nous avons toujours gardé des audiences au tribunal de la famille pour traiter les dossiers urgents. Elles sont fixées à des heures fixes, par exemple des parties à 9h et les autres à 11h, pour limiter le nombre de personnes", indique Sophie Van Bree, magistrate de presse pour le tribunal de première instance de Bruxelles.
Si un juge estime qu’un dossier est urgent, il peut donc décider de fixer soit une audience par vidéoconférence à une date rapprochée, soit une audience au tribunal en présence des différentes parties. Les avocats peuvent motiver l’urgence d’un dossier pour le retenir à l’audience.
"Une affaire de garde parentale est à priori prioritaire"
"En tant que juge de la famille, je sélectionne les dossiers urgents et je peux vous dire que toutes les semaines, il y a une audience prévue avec un timing plus large pour éviter au maximum que des personnes ne se croisent. Les dossiers sont donc traités en fonction de l’urgence. Et une affaire de garde parentale est à priori prioritaire. Mais il faut après affiner les critères de sélection", assure la présidente de la division Mons.
La juge de la jeunesse souligne le travail de ses collaborateurs, dans des conditions difficiles. "Grâce aux procédures écrites, on avance dans le traitement des dossiers, les magistrats sont proactifs. Il y a eu également des audiences en vidéoconférence. Par exemple, une juge a décidé de fixer une audience pour un dossier d’inscription scolaire au tribunal. On ne peut pas attendre fin août pour trancher à ce sujet. On essaye donc d’utiliser au maximum nos ressources en tenant compte de la détresse des gens", confie Valérie Moreau.
"Mon avocat avait demandé un traitement en urgence mais je pense que notre courrier n’a même pas été lu. On a reçu une réponse stéréotypée", regrette Valentin. "Je ne suis pas pour une justice expéditive mais il y a un minimum", estime le papa.
La juge Sophie Van Bree se dit également étonnée par cette situation. "A Bruxelles, le report d’un tel dossier de 4 mois, cela ne se produirait pas. Un enfant privé de son père ou en tout cas qui le voit que très peu, c’est une affaire clairement urgente", réagit la magistrate. "Mais je ne connais pas le dossier, il y a peut-être de la violence ou la date du dernier accord est proche. Ils n’ont peut-être aussi tout simplement pas le choix car ils doivent évaluer l’urgence par rapport aux autres dossiers et qu’il y en a d’autres plus urgents encore", souligne-t-elle.
Déconfinement et reprise progressive des audiences
Heureusement, la justice tourne de moins en moins au ralenti. Depuis le 11 mai, la justice commence à se déconfiner. Le nombre d’audiences augmente petit à petit. Mais le fonctionnement des tribunaux reste compliqué. Au tribunal de première instance de Bruxelles, la moitié des audiences est programmée par semaine, soit 19 au lieu de 42. Une situation qui devrait perdurer jusque fin juin.
"Il y a progressivement plus de chambres où ont lieu des audiences orales avec des plaidoiries, mais il y a moins de dossiers fixés pour éviter trop de personnes dans la même salle. C’est un peu le même principe que dans les magasins", indique la juge Sophie Van Bree.
Quand cela est possible, la procédure écrite reste privilégiée, tout comme les vidéoconférences. "Pour le tribunal de la famille, c’est difficile de ne pas pouvoir entendre les différentes parties et leurs avocats. Et la vidéoconférence est une technique limitée puisque certains justiciables n’ont peut-être pas d’ordinateur ou une mauvaise connexion internet. Ce qui les désavantage lors des débats. Cela pourrait aussi être le cas pour un avocat", souligne la magistrate.
"Au niveau des mesures de protection, on doit se débrouiller"
La situation semble donc délicate et inadéquate pour tout le monde. Sans parler du manque de protection. "Chaque tribunal s’arrange comme il peut, même si nous avons tous reçu les mêmes directives. Le souci, c’est que nous ne disposons d’aucun matériel de protection tant pour les magistrats que pour les greffiers et les justiciables", déplore Sophie Van Bree.
"C’est vraiment l’ère de la débrouille, c’est surréaliste", confirme la présidente de la division de Mons. "J’ai commandé du gel hydroalcoolique mi-mars et on n’a toujours rien reçu. Heureusement que nous avions encore une petite réserve. On a reçu des masques en tissu, mais même pas un par personne. Les gardes ont fabriqué eux-mêmes des écrans de protection avec du film alimentaire puisqu’on attend toujours le plexiglas commandé", souligne Valérie Moreau. D’après elle, ses collaborateurs ne se sentent pas soutenus ni protégés par les autorités.
"Le souci, c’est qu’il n’y a pas d’uniformisation des mesures exceptionnelles prises par les différents tribunaux. Il faut s’y retrouver dans ce labyrinthe. Chacun y met du sien, mais au final c’est le justiciable qui en pâtit", confirme également Me Arnould.
Des audiences cet été ?
Et dans de telles conditions, l’arriéré judiciaire risque d’augmenter encore. Pour pallier ce problème, une idée est née à Bruxelles. "Des audiences pourraient être fixées en juillet et en août, considérés comme des mois de congé pour la justice. C’est une piste de réflexion des magistrats menée de façon volontaire. Mais il faut aussi la présence des avocats", révèle la juge Sophie Van Bree.
De son côté, Valentin reste en colère. Il ne veut pas subir une situation "inacceptable"."On nous annonce ce report sans aucune explication, sans aucune pédagogie. Et moi, je dois attendre, je dois subir le fait d’être plongé dans l’incertitude. Et mon fils est privé de son père et de ses grands-parents encore pendant 4 mois".
Son dernier espoir: des mesures provisoires
Dans l’espoir d’améliorer les choses rapidement, son avocat a relancé la procédure pour demander des dispositions transitoires. C’est un recours prévu par le code judiciaire. "Il s’agit de l’article 19 qui est très peu utilisé. Il permet en cours de procédure d’un procès de ramener un dossier à tout moment pour demander des mesures provisoires. Comme un droit de visite pour l’été. Cela permet de rectifier le tir", explique Me Arnould.
L’avocat a fait une première requête pour les vacances de Pâques, mais il n’a pas obtenu de réponse. "Je viens donc de faire une deuxième requête pour les grandes vacances et pour élargir le droit de garde du papa", indique-t-il.
"J’espère une réponse d’ici deux semaines. Mais je pense que ce sera à nouveau une lettre morte", soupire le papa.