Partager:
Le moment semble parfait, tant le président Recep Tayyip Erdogan peine à se défaire d'une inflation assommante et d'une popularité en berne. Mais pour l'opposition turque, la course vers la présidentielle de juin prochain est plus que jamais semée d'embûches.
"L'opposition semble très désorganisée. Quel est leur programme ?", s'interroge sous couvert d'anonymat un diplomate occidental au sujet de la "Table des Six", nom donné à l'alliance de six partis d'opposition décidés à faire barrage au chef de l'Etat.
Kemal Kirisci, du think tank américain Brookings Institution, s'étonne de voir une opposition aussi "abstraite et distante des électeurs, surtout dans un pays où les médias sont fortement contrôlés par le gouvernement et ne permettent pas un débat ouvert".
Les succès d'Erdogan, au pouvoir depuis 2003 comme Premier ministre puis comme président, reposaient jusqu'ici sur sa capacité à rassembler suffisamment large parmi les électeurs - qu'ils se revendiquent laïques ou religieux, Turcs ou Kurdes, nationalistes ou libéraux.
L'économie, en plein essor lors de sa première décennie à la tête du pays, a aidé.
Mais la colère née de la répression consécutive au coup d'État raté de 2016, et la crise économique qui a suivi, ont brisé son l'élan.
En 2019, l'opposition, en joignant ses forces, a repris les mairies d'Ankara et d'Istanbul, mettant fin au mythe de l'invincibilité du parti présidentiel, l'AKP.
- Batailles judiciaires -
Une nouvelle victoire est-elle possible au printemps ? Le destin chahuté du populaire maire d'Istanbul, Ekrem Imamoglu, un des opposants les plus médiatiques à Erdogan, illustre les obstacles de taille rencontrés par l'opposition.
Mi-décembre, un tribunal l'a condamné à plus de deux ans et demi de prison et à une interdiction de politique pour avoir qualifié d'"idiots" ceux qui avaient invalidé son élection à la mairie d'Istanbul au printemps 2019, en réponse à pareille insulte à son égard de la bouche du ministre de l'Intérieur.
L'édile, finalement investi à l'été 2019 à l'issue d'un second scrutin, peut pour l'heure conserver son poste, l'appel déposé par ses avocats étant suspensif.
Mais une enquête distincte pour des accusations de "terrorisme" contre la municipalité d'Istanbul pèse également sur lui.
Ces deux affaires rendent une candidature de M. Imamoglu extrêmement risquée pour l'opposition, malgré les sondages qui le donnent vainqueur d'un second tour face au président Erdogan.
Elles illustrent aussi "jusqu'où Erdogan est prêt à aller pour s'assurer qu'il ne perdra pas", juge l'analyste Aaron Stein.
En outre, les batailles judiciaires lancées contre M. Imamoglu - membre du CHP, principal parti de l'opposition - ont mis en évidence les rivalités qui déchirent la Table des Six.
Le jour de son jugement pour "insulte", Kemal Kilicdaroglu, le chef du CHP, se trouvait à Berlin, où il tentait de rallier des soutiens à sa candidature.
Pris de court, ce dernier - qui peine à unir l'opposition derrière lui - a dû écourter son séjour pour venir appuyer le maire d'Istanbul.
Entretemps, Meral Aksener, cheffe du parti nationaliste Iyi et autre grande figure de la Table des Six, s'était largement affichée aux côtés de M. Imamoglu lors d'un rassemblement de soutien improvisé, allant jusqu'à lever la main du maire en signe de victoire.
- "Temps perdu" -
Cette séquence "a brièvement dynamisé l'opposition", estime Berk Esen, maître de conférence à l'université Sabanci d'Istanbul.
Mais pour une courte durée, juge-t-il.
Le soutien affiché de Meral Aksener au maire d'Istanbul a irrité Kemal Kilicdaroglu, qui a organisé une rencontre en tête-à-tête avec elle deux semaines plus tard afin d'aplanir leurs divergences.
"L'opposition a perdu un temps précieux en repoussant l'annonce de son candidat commun", affirme Berk Esen.
D'autant que des voix, jusque dans la majorité, évoquent la possibilité d'élections anticipées.
M. Kilicdaroglu a fait savoir que les six partis annonceront leur candidat commun une fois la date des élections officiellement fixée.
Enis Berberoglu, député CHP d'Istanbul, craint que cela ne laisse suffisamment de temps à l'opposition pour faire passer son message.
"Malheureusement, seule une infime partie de ce que nous disons parvient jusqu'au public", affirme-t-il à l'AFP, faisant référence à la mainmise du gouvernement sur les médias.
"Nous pouvons passer par quelques chaînes de télévision, mais c'est tout".