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Poutine active sa force de dissuasion, dont l'arme nucléaire: qu'est-ce que ça signifie et quels sont ses objectifs?

Le président russe Vladimir Poutine a annoncé ce dimanche mettre en alerte la "force de dissuasion" de l'armée russe, qui peut comprendre une composante nucléaire. "J'ordonne au ministre de la Défense et au chef d'état-major de mettre les forces de dissuasion de l'armée russe en régime spécial d'alerte au combat", a déclaré le président Poutine lors d'un entretien avec ses chefs militaires.

Voyons d'abord ce que représente concrètement cette force de dissuasion, mais aussi quels sont ses objectifs. D'après l'expert que nous avons interrogé, il y en a trois principaux.

À quoi correspond cette force de dissuasion? De quel type d'armes parle-t-on exactement?

Mettre en alerte les forces de dissuasion, cela veut dire activer tout le potentiel d'armement, y compris nucléaire, et le rendre opérationnel dans l'objectif de décourager une attaque contre la Russie.

Cette force comporte deux volets.

Un volet offensif dans le but d'attaquer:

  • Des missiles.
  • Des sous-marins, qui vont remonter suffisamment à la surface pour se rendre visibles et intimider, mais aussi pour être en position d'attaque et se tenir prêt pour lancer des missiles, par exemple. Pour vous donner une idée, il y en a quatre en mer Noire aux abords de l'Ukraine.
  • Des bombardiers.
  • Des navires.
  • Augmenter le nombre de militaires sur place dans et autour de l'Ukraine, et donc ajouter des effectifs aux 200.000 soldats qui sont mobilisés déjà sur place.
  • C'est aussi et surtout une composante nucléaire. Selon les estimations, la Russie dispose de 1.500 ogives nucléaires déployées.

Un volet défensif dans le but de se protéger en cas d'attaque:

  • Un bouclier antimissiles, nucléaire ou non.
  • Des systèmes de défense antiaérienne.
  • Des systèmes antisatellites.

Ça ne traduit pas automatiquement le fait que la Russie et Vladimir a l'intention en soit d'utiliser l'arme nucléaire

La mise en alerte de la force de dissuasion russe est-elle une menace à prendre au sérieux? "C'est un avertissement clair et un signal. C'est d'abord aussi, soulignons-le, une mesure technique d'accroissement et d'élévation du niveau d'opérationnalité de l'arsenal, notamment nucléaire, mais pas seulement", répond Nicolas Gosset, chercheur à l'Institut royal supérieur de la Défense.

D'autres experts interrogés par l'Agence France Presse (AFP) confirment qu'une partie des armes nucléaires, en Russie comme au sein de l'Otan, sont de facto prêtes à l'usage en permanence. "Elles peuvent être déclenchées dans les 10 minutes", explique à l'AFP Marc Finaud, expert en prolifération au Centre Politique de Sécurité de Genève (GCSP). "Soit ce sont des ogives déjà fixées sur des missiles, soit ce sont des bombes déjà à bord" des bombardiers et sous-marins.

Plusieurs objectifs

Il y a plusieurs enseignements à tirer de la décision d'activer la force de dissuasion.

De un, il s'agit de lancer un avertissement et de susciter la peur. "Disons que ça ne traduit pas automatiquement le fait que la Russie et Vladimir Poutine a l'intention en soit d'utiliser l'arme nucléaire. C'est d'abord un avertissement très clair. C'est une escalade des enjeux, et donc aussi dans la partie russe de la prise de risque que Vladimir Poutine est prêt à assurer", confie Nicolas Gosset.

Pour le spécialiste que nous avons interrogé, l'activation de la force de dissuasion traduit "un certain degré de nervosité" sur le niveau de progression des forces russes sur le terrain. "C'est aussi un raidissement des Russes par rapport à l'ampleur des sanctions, la cohésion du camp occidental, notamment, et les formes de soutien assez fortes au plan militaire fourni à l'Ukraine. Clairement, c'est une indication que la Russie fait planer la peur autour de ses limites. De ce qu'elle considère être l'étape trop loin que franchiraient les Occidentaux en aidant les Ukrainiens", analyse Nicolas Gosset.

Dans ce contexte, et alors que les aides et dons occidentaux affluent vers l'Ukraine, les propos de Poutine apparaissent comme une volonté de saper la solidarité de ses adversaires. Poutine "est une sorte de joueur, quelqu'un qui prend des risques. Il essaye de nous éprouver psychologiquement", assure Eliot Cohen, expert au Centre pour les études stratégiques et internationales (CSIS) à Washington. "L'aspect psychologique est capital", confirme David Khalfa, chercheur à la Fondation Jean Jaurès à Paris, soulignant la tentative de Poutine de "dissuader les Occidentaux d'aller plus loin dans les sanctions économiques" qui pleuvent sur Moscou depuis quelques jours. Mais, ajoute-t-il, "de l'avis de tous ceux qui ont rencontré Poutine, il s'est isolé, enfermé dans une logique paranoïaque. C'est un peu inquiétant, il est impossible de lire sa stratégie".

Une analyse partagée par d'autres spécialistes, qui évoquent une fuite en avant face à la situation militaire. "Il y a une frustration russe face à la résistance ukrainienne", estime ainsi David Khalfa. A terme, le danger pour elle est d'entrer non plus dans un affrontement de haute intensité "mais dans une logique de guérilla urbaine, avec une grande probabilité de victimes côté soldats russes".

Eliot A. Cohen estime lui aussi que la résistance rencontrée par Moscou n'avait pas été suffisamment anticipée. "Le fait qu'ils n'aient pas la supériorité aérienne est assez révélateur", explique-t-il à l'AFP. "On commence à voir la faiblesse sur le champ de bataille", ajoute-t-il, relevant aussi "qu'ils n'ont pas été capables d'occuper une ville et de la tenir".

Une pression supplémentaire sur les négociateurs ukrainiens

Deuxièmement, le moment choisi pour l'annonce est aussi à prendre en compte. "La délégation ukrainienne va rencontrer la délégation russe sur le Prepiat, à la frontière de la Biélorussie. L'annonce nucléaire a été faite juste après. Donc c'est une manière aussi de faire monter les enjeux. De mettre la pression sur la partie ukrainienne. Il y a un message aux Ukrainiens, il y a un message aux Occidentaux", précise Nicolas Gosset.

S'ils perdent le contrôle de la situation sur le terrain conventionnel, il y a un doute qu'ils puissent faire usage du nucléaire

Enfin, troisième élément, activer la force de dissuasion vise certainement à créer le doute chez l'adversaire sur "leur volonté d'utiliser l'arme nucléaire de manière limitée pour désescalader un conflit en leur faveur". "C'est-à-dire que s'ils perdent le contrôle de la situation sur le terrain conventionnel, il y a un doute qu'ils puissent faire usage du nucléaire de manière tactique, sur le champ de bataille, pour frapper des cibles plus limitées sur le territoire ukrainien notamment", conclut le chercheur à l'Institut royal supérieur de la Défense.

L'incohérence de Poutine

Les véritables intentions du chef de l'Etat russe sont d'autant plus illisibles que ces déclarations contredisent la théorie officielle de la dissuasion russe. En juin 2020, rappellent Hans Kristensen et Matt Korda, Poutine en avait approuvé les "principes de base", avec quatre cas justifiant l'usage du feu nucléaire: des tirs de missiles balistiques contre la Russie ou un allié, l'usage d'une arme nucléaire par un adversaire, une attaque contre un site d'armement nucléaire russe, ou une agression mettant en jeu "l'existence même de l'Etat". Rien de tel ne se produit aujourd'hui.

Quant à son positionnement international, la Russie avait signé en janvier, avec les quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU (Etats-Unis, Chine, France et Grande-Bretagne) un document reconnaissant qu'"une guerre nucléaire ne pouvait être gagnée" et martelant que ces armes "tant qu'elles existent, doivent servir à des fins défensives, de dissuasion et de prévention de la guerre".

Les propos de Poutine témoignent de "l'ambiguïté, sinon l'hypocrisie de ce type de déclarations", regrette Marc Finaud. "Si on applique la doctrine, on va massivement vers le désarmement. Or on voit que peu de choses ont été faites dans cette direction".

Même si l'apocalypse est tout sauf écrite en Ukraine, "le risque existe toujours d'un dérapage, d'une mauvaise interprétation", voire d'une manipulation", rappelle l'expert. Et ce "risque aujourd'hui est très élevé".

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