Accueil Actu

En Russie, le parcours du combattant des victimes de violences conjugales

Un soir de 2014, le concubin de Natalia Tounikova la pousse vers leur balcon ouvert à Moscou avant de la battre. Craignant pour sa vie, elle saisit "le premier objet venu" : un couteau.

Aujourd'hui âgée de 47 ans, Natalia raconte qu'à l'époque elle était régulièrement victime de violences conjugales. Mais c'est elle qui passa cette nuit-là en prison, sous le coup d'une accusation de coups et blessures volontaires pour avoir poignardé son petit ami.

Un tribunal de Moscou a ensuite jugé qu'elle n'agissait pas en état de légitime défense, la condamnant à une peine de prison avec sursis.

L'histoire de Natalia n'en est qu'une parmi tant d'autres en Russie. Et plus encore depuis 2017, lorsque les violences domestiques ont été décriminalisées, à contre-courant de l'essor des mouvements féministes et de la mobilisation #Metoo ailleurs dans le monde.

Mais cet été, l'assassinat d'un père par ses trois filles adolescentes Krestina, Angelina et Maria Khatchatourian, après des années d'abus sexuels et de sévices physiques, a ouvert un débat, donnant même lieu à des manifestations et à des appels à lutter contre ce fléau sociétal.

Aujourd'hui militante pour un durcissement des lois, Natalia Tounikova explique à l'AFP que l'ensemble du système a failli.

Ainsi, même lorsque son ex appelait une ambulance après l'avoir battue, "les infirmiers l'engueulaient mais n'appelaient jamais la police, malgré mes blessures".

- 'Impunité' -

Un pas a été franchi sur le plan judiciaire en juillet lorsque la Cour européenne des droits de l'Homme a ordonné à la Russie de verser des compensations à une femme contrainte de fuir son pays pour échapper à son ancien conjoint violent. Celui-ci n'avait jamais été inquiété par la justice russe.

La Cour a aussi statué que la législation russe ne permettait pas une protection adéquate des victimes.

Mais le chemin restant à parcourir est long. Katia, qui préfère taire son nom de famille, raconte ainsi avoir déposé plainte contre son ex-partenaire pour l'avoir battue et abusé sexuellement de leur enfant en bas âge.

Après un an passé en détention provisoire, il a finalement été relâché faute de preuves.

"Les agresseurs sentent qu'ils disposent d'une impunité", résume la quadragénaire.

Son conjoint avait commencé à la frapper lorsque leur enfant n'avait que deux semaines, puis a pris le contrôle de ses comptes sur les réseaux sociaux. Mais les policiers n'ont pris ses plaintes au sérieux qu'après un abus sexuel sur leur fils.

La décriminalisation des violences familiales, approuvée par le président Vladimir Poutine en 2017, a été vécue comme une condamnation pour de nombreuses victimes.

"A moins que quelqu'un ne soit tué, (les autorités) ne veulent pas en entendre parler", regrette Katia.

La législation de début 2018 prévoit en effet que les violences commises au sein du cercle familial sont passibles d'amendes, sauf en cas de violences graves ou répétées. Jusqu'alors, deux ans de prison étaient encourus.

- 'Demande de justice' -

L'étendue du phénomène est pourtant énorme, à en croire un sondage du centre indépendant Levada; 31% des Russes font état d'abus physiques au sein de leur famille ou celle de proches.

Pour l'avocate Mari Davtian, spécialisée dans le droit des femmes, la situation actuelle est "catastrophique", même si l'absence de statistiques officielles fiables rend les choses difficiles à quantifier.

Ekaterina Schulmann, membre du Conseil pour les droits de l'Homme auprès du Kremlin, un organisme officiel, estime pour sa part que "la situation a beaucoup changé ces derniers mois".

Selon elle, il y a désormais une volonté politique de revenir sur la décriminalisation de ces violences. Un projet de réforme pourrait être présenté aux députés d'ici la fin de l'année.

Une commission de la chambre haute du Parlement travaille également sur la question. Sa présidente, Valentina Matvienko, a promis que le sujet était une "priorité".

Des militants tels qu'Anna Rivina restent cependant sceptiques.

"Seuls quelques députés prennent la question au sérieux", explique la jeune femme de 29 ans, qui a ouvert récemment à Moscou un centre d'aide judiciaire aux femmes battues.

Pour elle, le problème est néanmoins aussi culturel : "la Russie est un pays où c'est la force qui est respectée".

À lire aussi

Sélectionné pour vous