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"Restitutions": le mot qui hérisse les marchands d'arts premiers

Dans le monde feutré des marchands d'arts premiers, en salon cette semaine à Paris, il est un mot qui fâche: "restitutions". Depuis que le président Macron a promis l'an dernier de restituer son patrimoine à l'Afrique, la révolte couve.

"Promesse intenable", "boîte de Pandore": des experts et galeristes de renom présents à Parcours des mondes, rendez-vous international de la profession, ne dissimulent pas leurs doutes, voire leur exaspération.

"Restituer, c'est rendre ce que l'on a pris. Cela suppose qu'il y ait un possesseur illégitime d'un côté et de l'autre côté un propriétaire spolié, ce qui n'est pas le cas", tranche Yves-Bernard Debie, avocat spécialisé dans le commerce de l'art.

Des plateaux de télévision aux journaux, ce juriste belge est devenu le porte-voix des opposants aux restitutions de biens culturels "pillés" lors des périodes coloniales et réclamés par certains pays africains. "Heureusement qu'il est là", soupire un célèbre expert français qui juge difficile d'aller à "l'encontre du politiquement correct", même s'il n'en pense pas moins.

"Si on est contre les restitutions, on est taxé soit de racisme, soit de néocolonialisme. Beaucoup de personnes n'ont pas envie d'avoir une étiquette de ce type-là alors qu'elles ne le sont pas du tout", renchérit Julien Volper, conservateur au Musée de Tervuren (Belgique), haut-lieu de l'art africain, qui souligne s'exprimer à titre personnel. "Ca a été pillé? Oui et alors? En Europe aussi, il y a eu des objets qui ont été pillés", argue cet universitaire spécialiste des arts africains.

- Des collections "inaliénables" -

La polémique est partie d'une réclamation présentée par le président béninois Patrice Talon. En 2016, ce dernier a demandé à la France la restitution d'une partie des trésors du Royaume du Dahomey - totems, sceptres, portes sacrées du Palais d'Abomey - pris par les troupes françaises entre 1892 et 1894 et désormais exposés au musée du Quai Branly à Paris.

Sèchement rejetée dans un premier temps, la requête a trouvé une oreille plus attentive chez Emmanuel Macron. Après avoir lancé du Burkina Faso la promesse d'"un retour du patrimoine africain à l'Afrique", M. Macron a confié début 2018 à deux universitaires, la Française Bénédicte Savoy et le Sénégalais Felwine Sarr, le soin d'en déterminer les conditions éventuelles. Leur rapport est attendu en novembre.

Mais pour Yves-Bernard Debie, cette promesse est "intenable". Protégées par le code du patrimoine, les collections des musées français "sont inaliénables, insaisissables, imprescriptibles", souligne l'avocat. "On ne peut pas les vendre, ni les donner".

Une convention de l'Unesco signée en 1970 prévoit la restitution à leurs pays d'origine des biens culturels en cas d'appropriation illégale, mais elle n'est pas rétroactive.

Dans une rare exception, la France a toutefois remis en 2010 à la Corée du sud des manuscrits royaux qu'elle réclamait de longue date.

"On a triché avec le droit, on a fait un prêt renouvelable, mais lisez la presse de Corée, eux l'ont pris comme une restitution, jamais la France ne pourra récupérer ce prêt à durée indéterminée", estime Yves-Bernard Debie.

- "Boîte de Pandore" -

Pour la galeriste Judith Schoffel de Fabry, le président français a ouvert "une boîte de Pandore" au risque de "conséquences graves". "Chaque pays sera en droit de réclamer son dû: les frises du Parthénon, la Joconde, l'obélisque de la Concorde...", s'alarme-t-elle dans Le Journal de la Compagnie nationale des experts. "Une des conséquences immédiates des restitutions sera de vider le fonds de tous les musées".

"Ni les Africains ni personne n'ont envie de voir les musées vidés de leurs oeuvres", réplique le galeriste bruxellois Didier Claes. "Mais les musées européens sont pleins" alors que "l'Afrique est amputée de son patrimoine", souligne ce métis de père belge et de mère congolaise. "Il faut au moins accepter de débattre" des restitutions, plaide-t-il.

"Il faut discuter" avec le Bénin, juge aussi Alain Lecomte, expert et marchand d'art tribal à Paris. "Les objets réclamés sont des objets exceptionnels, des trésors de chefferie", mais les collectionneurs, qui ont parfois sauvé des objets promis à la destruction, "ne sont pas des pilleurs", insiste-t-il.

En lançant fin 2017 à Ouagadougou que "le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens", Emmanuel Macron a semé un "doute terrible" parmi les collectionneurs et les marchands d'art, laissant entendre qu'ils pourraient pâtir eux aussi des restitutions, regrette Didier Claes.

L'Afrique "a le droit d'avoir un retour d'objets sur son territoire" et si aucune solution juridique n'est trouvée, cela peut aussi passer par "des prêts, des dons, des échanges", estime-t-il.

Lui qui rêve "de monter la plus grande exposition d'art africain en Afrique", lance un défi: "Et pourquoi pas une succursale du musée du Quai Branly à Cotonou ?"

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